La Correctrice
Il y avait dans un ailleurs lointain, une petite maline qui aimait l’orthographe. Elle l’aimait tant et tant qu’elle ne se rendait plus compte : elle corrigeait tout le monde et tout le temps. Les fautes d’accord lui faisaient saigner les oreilles. Des larmes de sang dévalaient de ses pommettes à la lecture de certains journaux. Dans le train, elle avait déjà coupé la parole d’un individu oublieux manifeste de sa conjugaison.
Dans le village de son enfance, les commentaires allaient
bon train, surtout du côté des spécialistes du PMU. Après moult conversations, les riverains s’étaient mis d’accord : la gosse souffrait
visiblement du syndrome que nos amis Québécois appellent la
Bescherellokaskouyite aiguë. Il fallait absolument l’en guérir. C’était pour
son bien.
Les docteurs en pinaicologie se réunirent alors. On ne savait
plus très bien si c’était des spécialistes en pinailleries ou bien si leur nom
provenait de leur fâcheuse tendance à prendre le zinc pour bureau avec les
ballons de rouge qui allaient avec…
Qu’à cela ne tienne, c’était des sommités renommées et
personne n’aurait eu l’idée de remettre en cause leurs expertises. D’autant
plus que les villageois étaient du même avis, la môme filait vraiment un
mauvais coton et ils n’avaient déjà que trop tergiversé. Elle allait finir à
l’hosto un de ces jours si ça continuait…
Les discussions étaient animées, ils n’étaient pas forcément
d’accord. Certains voulaient employer la manière forte, d’autres au contraire
user de plus de pédagogie. Les réunions étant publiques, les badauds s’arrêtant
pour une biniouse y ajoutaient leur grain de sel. Les plus tièdes, voire
frileux, moqués par la foule, osaient de moins en moins s’exprimer, se disant
qu’ils pourraient toujours mettre leur droit de veto au moment propice, si
nécessaire…
Le plan de bataille était en marche. Ils avaient réussi à
trouver un consensus. Il ne restait plus qu’à trouver la main (pas si)
innocente qui officierait.
Comme dans les grandes démocraties, certains se proposèrent,
il y eut des élections. Le dépouillement allait couronner la jolie institutrice
du quartier – quelques uns en étaient presque jaloux et d’autres se
réjouissaient d’avance de ce spectacle qui rentrerait inévitablement dans les
annales – quand la trompette du héraut sonna. Tous se précipitèrent dehors,
avides d’en connaître la cause.
Le neveu du bourgmestre était de retour au pays, après une
campagne harassante dont il revenait auréolé de gloire. Il y aurait donc une
fête le lendemain. Tous les habitants étaient invités à mettre la main à la
pâte. Ils obéirent. Le petiot était une figure importante à ne pas se mettre à
dos, ils mirent donc du cœur à l’ouvrage, soucieux de plaire à celui qui serait
peut-être bientôt leur prochain maître.
Le banquet était presque prêt lorsqu’un jeune ébouriffé eut une idée. Et si on en profitait pour inviter la correctrice. Son châtiment serait sans nul doute une animation de choix pour égayer les festivités. Tous battirent des mains et le carton fut envoyé. Décidément demain serait un grand jour.
****
Elle rentrait des courses où elle avait incendié la pauvre
caissière.
Bref, ce n’était pas sa journée. Elle devrait attendre sa prochaine paie pour s’offrir deux, trois petites douceurs. En attendant, ceinture sur les folies. Heureusement qu’elle n’était pas atteinte d’écarts de shoppinguite, sinon elle était bonne pour finir sous les ponts. Elle avait tout de même pensé à prendre son courrier en passant, au moins elle n’aurait plus à ressortir ; la pluie ne tarderait pas à faire son apparition, elle n’avait qu’une envie : une infusion bien chaude.
Il y avait surtout des factures, elle laissait cela pour le
lendemain, son moral avait assez souffert. Elle ne le reconnaîtrait sûrement
jamais mais elle souffrait périodiquement de procrastination chronique. Elle se
rassurait comme elle pouvait : après tout personne n’était jamais performant à
cent pour cent, ça arrivait à tout le monde une petite baisse de régime. Sauf
qu’au fond d’elle, elle savait que chez elle c’était un peu plus fréquent que
la moyenne. Et puis zut ! J’ai toujours assuré mes engagements, je gère mon
temps comme je l’entends.
Cela était vrai, parfois elle courrait un peu plus que les
autres pour rattraper les heures perdues, surtout quand elle s’était accordé
des pauses plus longues que raison, et plusieurs fois elle avait cru ne pas y
arriver mais l’énergie du désespoir ou le cul bordé de nouilles, elle était
toujours retombée sur ses pattes. Son palpitant accusait alors le coup,
d’accord la prochaine fois, elle prévoirait de la marge. Plus de marge. Et
durant quelques semaines, mois, elle s’y tenait. Chassez le naturel qu’on
disait… Puis, évidemment quelque temps plus tard, elle retombait dans ses
travers. Elle mourrait sans doute pas bien vieille à ce train-là, mais bon,
elle était déjà adulte. Elle ne se referait pas, c’était trop tard. Elle
n’avait juste qu’à apprendre à vivre avec elle-même. Et puis c’était tout.
Une tache de couleur jaune la sortit de ses pensées avant
même qu’elles ne tournassent en boucle. En effet, au milieu de la réclame et
des factures, il y avait une petite enveloppe jaune passé. Son format et sa
couleur détonnaient. Qui donc pouvait lui écrire ?
Elle était plutôt du genre solitaire. Et cela lui convenait.
Elle ne supportait pas grand monde et la réciproque lui rendait bien. C’était
mieux ainsi. Curieusement blasée, elle pensait : peut-être que le coursier des
postes s’était trompé. Encore un écervelé d’ailleurs. Il la forçait à rendre le
courrier à ses voisins ensuite, et elle s’en serait bien passé.
En regardant mieux, son nom était bel et bien inscrit en
lettres manuscrites. Suspicieuse, elle l’ouvrit. Oh ce n’était qu’une
invitation au bal : le neveu du bourgmestre était revenu ; ça lui faisait une
belle jambe. D’ailleurs elle n’aimait pas tellement cette tournure de
convocation mine de rien. Depuis presque un an, elle s’en passait bien à cause
de l’interdiction liée à l’épidémie de choléra. À présent, elle s’y était
habituée, elle s’en passerait bien encore un peu. Et ses finances l’en
remercieraient grandement.
Elle s’assoupit bientôt, repensant avec agacement, mais
nostalgie, à avant : quand elle appréciait encore ce genre de futilités. Elle
dansait la gigue aux bras d’un joli garçon quand Morphée l’accueillit.
****
Elle n’était pas venue ! C’était presque la seule absente.
Le vieux père Longuet était tout excusé lui, il était grippé et le docteur
avait été appelé en urgence. Elle, qu’est-ce qu’elle faisait, elle ?
Était-elle également souffrante ? Il fallait s’inquiéter
peut-être. On ne disait pas non à un bal officiel, tout de même. Certains
avaient presque envie de la ramener par la peau des fesses mais l’effet de
surprise aurait été gâché et l’alcool aidant, les optimistes avaient voix au
chapitre. Elle allait finir par pointer son nez de fouine. Il fallait juste
être patient.
Et puis, certains villageois trop bavards n’auraient sans
doute pas dû dire aux connétables qu’ils avaient une surprise pour le retour du
neveu du bourgmestre ; ils n’en menaient plus large, à présent.
Mais au bout d’un moment, il fallut bien se rendre à
l’évidence, ça n’aurait pas lieu. Certains prirent à partie les imprudents qui
avaient fait miroiter beaucoup trop à la noble assistance. Ils étaient presque
prêts à en venir aux mains quand un nouveau fût fut entamé et la tension
redescendit. La fanfare entonnait un air connu dans ces contrées et
naturellement tous se mirent dans la ronde. C’est alors qu’un petit malin,
sûrement moins éthanolé que les autres, eut une idée. Elle fut approuvée par tous
et l’orchestre joua alors pour une partie de chaises musicales un peu spéciale.
Les perdants étaient fessés sur l’estrade devant toute une assemblée hilare et
avinée. Ainsi le fils du forgeron y passa le premier, et celui qui avait été
désigné pour être son bourreau n’en menait pas large, il craignait des
représailles. Mais le petit, d’un mètre quatre-vingt-dix tout de même, était
une bonne pâte et il présenta son cul de son propre chef. Rassuré, l’autre lui
rougit alors le postérieur de bon cœur. Et le jeu poursuivit son cours dans une
ambiance bon enfant. Les chansons paillardes remplacèrent rapidement les chants
traditionnels. Tous rigolaient à gorge déployée, comme des possédés. Les cinq
premières victimes étaient masculines puis une nana se fit enfin prendre et la
foule n’en fut que plus satisfaite. Ses rondeurs molles tressautaient à chaque
claque sous les hourras du public enthousiaste. Elle marquait peu et son
fesseur s’échinait à y laisser son sceau, elle ne semblait pas en prendre
ombrage. Certains auraient même juré qu’elle l’encourageait parfois.
Aurait-elle l’habitude ? La bougresse prenait visiblement son pied.
Le neveu du bourgmestre, aussi rond que les autres, tapait
du pied en cadence sur la table. L’alcool, le fameux plus grand diplomate de
tous les temps, rapprochait chacun de son voisin. C’est ainsi qu’un imprudent
osa dévoiler au gentilhomme la surprise prévue à l’origine, qui malheureusement
n’était point venue. Comme tout à coup dessaoulé, il écoutait avec attention.
Il lui semblait reconnaître la petite peste : à l’école communale, bien que
quelques classes en-dessous de lui, elle avait déjà une fâcheuse tendance à
martyriser ses petits camarades un peu cancres sur les bords. L’idée de lui en
mettre une ne lui déplaisait pas même s’il n’avait jamais été l’une de ses
cibles directes. Son interlocuteur, ayant perçu son intérêt subit, lui proposa
alors d’être l’invité d’honneur la prochaine fois et à ce titre d’officier. Le
neveu s’empressa évidemment d’accepter et vu le fiasco du piège du bal, il
décida même de prendre part à l’organisation de la suite des évènements.
Chat échaudé craignant l’eau chaude, cette fois rien n’avait
été laissé au hasard. Ou presque. Et Aldrich, le neveu du bourgmestre avait
d’une main de fer dans un gant de velours bel et bien pris les choses en main –
n’y voyez ici aucune grivoiserie ! Enfin pas encore.
La petite s’était réveillée ce jour-là comme tous les jours
que Dieu avait la bonté de dessiner à dix heures pétantes. C’était une marmotte
qui avait besoin d’un réveil de compétition pour se glisser hors du lit. Lors
de l’achat, le vendeur avait voulu lui fourguer le modèle boxeur qui mettait
des baffes tant que le sujet était encore dans les parages, le détecteur de
mouvements était très sensible, mais elle avait gentiment décliné quand il
était passé à la phase démonstration et qu’il s’était retrouvé à pisser du sang
et appeler sa mère comme un gosse. Vous êtes de grands malades !, avait été la
phrase exacte, semble-t-il. Alors elle s’était rabattue prudemment vers un
simple modèle pris sur l’idée de la sirène mensuelle : à réveiller un mort.
Elle se disait qu’au moins, elle ne pourrait pas être en retard au travail avec
ça. Et effectivement, rares étaient les fois où ça s’était produit, et
chanceuse, personne ne s’en était aperçu, fort heureusement. Sinon son patron
aurait poussé une gueulante qu’elle n’aurait pas été prête d’oublier. Elle
était secrétaire pour la gazette du coin, travaillant à des horaires décalés
pour coïncider avec les besoins de la presse, entre autres choses, elle devait
traquer les coquilles. Déformation professionnelle ou travail fait sur mesure,
elle n’aimait pas vraiment bosser mais elle se trouvait tout de même bien lotie.
Ailleurs c’eût été pire.
Se trouvant une petite mine ces jours-ci, elle avait prévenu
son boulot qu’elle posait ses congés, ils avaient bien tenté de lui dire
qu’elle s’y prenait un peu tard, elle n’avait rien voulu savoir, ils avaient
cédé. Les caprices n’étaient pas son style, elle était plutôt du genre
consciencieux d’habitude, alors ils s’étaient dit que c’était plus grave
qu’elle ne le disait.
Grave ? Mais c’était la fin du monde, deux petites coquilles
avaient échappé à sa vigilance à la dernière tournée et elle s’en trouvait
mortifiée. Battant sa coulpe, elle essayait de se dire que le journaliste
n’avait qu’à apprendre à mieux écrire, ou bien que ce n’était pas si grave que
cela, personne n’était infaillible, après tout. Elle espérait qu’une seule
chose : que personne dans le courrier des lecteurs ne le relève ou même mieux
que les illettrés dont le monde était peuplé ne s’en aperçoivent tout bonnement
pas. Mais une, elle aurait pu éventuellement passer outre, mais deux ! C’était
la preuve de son incompétence. Son esprit tournait en boucle là-dessus : ma
faute, ma très grande faute, je mérite le fouet, la faute de cet énergumène de
journaliste qui écrit avec ses pieds, la faute à toutes ces fautes qu’on voit
partout et qui font perdre notre latin, ma faute… Elle s’était roulée en boule,
elle n’avançait pas. Et puis brusquement, elle avait voulu se changer les idées
et sortir un peu. Elle prit une longue douche qui la distrayait un peu. Et elle
prit soin de s’habiller avec les vêtements les plus couvrants, un manteau, une
écharpe en cache-nez et un gros bonnet vissé sur le crâne. Seuls deux yeux et
le bout du nez dépassaient. Personne ne devrait la reconnaître et l’importuner.
Elle s’imagina prise à partie par tous ces ignares qui pour une fois leur
grammaire juste pour l’ennuyer. Elle s’ébroua vivement. Elle était méconnaissable,
même elle s’y tromperait alors ça irait.
Elle n’avait qu’à peine fait trois pas dehors que soudain,
elle s’était retrouvée dans le noir. Elle ne savait pas combien ils étaient.
Ils la soulevèrent sans peine. Sous le coup de la surprise, elle s’était
débattue pour se résigner quasiment aussitôt. Ça y est, ils l’avaient retrouvée
pour la punir, voire pire se venger. Foutues coquilles !
Elle n’avait opposé aucune résistance. Ou presque.
Cela avait étonné ses ravisseurs, c’est qu’elle avait une réputation
de lionne enragée, la petite ! Et que la rudoyer un peu démangeait
quelques-uns. Pas de séquelles était certes la consigne mais une petite beigne,
presque amicale pour la calmer un peu, n’avait jamais tué personne. Mais la
petite garce s’était laissé prendre et ils n’oseraient pas faire montre de
violence gratuite.
Après un petit moment dans une cariole, la môme sentit
l’arrêt des cahots. Ils devaient être en dehors de la ville maintenant. Elle ne
comprenait plus très bien, elle pensait arriver au tribunal des grandes
instances pour un procès équitable et classique. Qu’est-ce que la plèbe avait
encore inventé ?
À vrai dire, même si un sentiment d’injustice l’avait
fugacement saisie, son sort ne lui importait plus vraiment. Elle avait failli à
sa mission. La seule qu’on ne lui ait jamais réellement donnée. Alors tant pis
si elle croupissait dans un cachot avant de pouvoir s’expliquer. Avec un peu de
chance, elle y ferait une grève de la faim et mourrait sans même devoir subir
l’humiliation de parler devant un jury peu amène.
Ça y est, c’est bientôt la fin.
Elle ne sentit plus aucune présence autour d’elle.
L’avait-on abandonnée ? Devait-elle sortir ? Et même chercher à s’en
sortir ?
Des voix bourrues qui roulaient les r comme les paysans
vinrent doucher ses maigres espoirs. Ils se rapprochaient les bougres. Elle fit
la morte, comme si ça avait le pouvoir magique de la faire disparaître. Ils la
soulevèrent encore.
« Elle pèse son poids, la p’tiote… »
Je t’en prie, dis tout de suite que je suis grosse, scrogneugneu
!
C’est que même en cette fâcheuse posture, il lui restait une
sorte de susceptibilité toute féminine qui, en d’autres circonstances, l’aurait
incitée à souffleter le malotru. Mourir ne la gênait pas plus que ça, par
contre que ce grossier personnage atteigne son honneur, il en était hors de
question !
Toutefois, elle ne dit rien, même si elle n’en pensait pas
moins. À dire le vrai, tout ce qui pouvait sortir de sa bouche présentement
n’aurait pas été jugé comme une répartie cinglante. Elle était ligotée, les
mains derrière le dos, bâillonnée et un sac de jute l’enfermait dans
l’obscurité. Comme une vulgaire criminelle ! Elle en était outrée, mais
que pouvait-elle y faire ?
Elle se laissa choir sur la chaise que l’on proposa, ou
plutôt qu’on lui imposa.
On lui rendit alors la liberté de ses mouvements. Elle se
massa les poignets machinalement. Elle se trouvait sur une petite estrade
comme celle d’une salle des fêtes communales. Un spot l’éblouit, elle avait
l’impression d’être une humoriste dont le chef éclairagiste avait abusé de
bibine avant l’entrée en scène. Ses mains en visière, elle n’eut qu’à peine le
temps de voir le lieu comble.
« Accusée, levez-vous ! »
Surprise, elle n’en fit rien. Un homme surgit derrière elle
pour la tirer de sa chaise, par réflexe, elle tenta de résister. Plus costaud
qu’elle, elle abandonna vite.
« Mademoiselle Sophie R., née dans la bourgade en l’an
de grâce quatre lustres avant le choléra, est devant vous signalée comme
atteinte de Bescherellokaskouyite aiguë. », reprit la voix.
Elle tenta de discerner dans l’assistance qui lui parlait
ainsi, sans succès. Elle ne comprenait pas grand-chose à ce charabia.
« Il ne s’agit pas d’un délit reconnu mais d’un trouble
à l’ordre public probable, aussi nous sommes ici réunis pour une sorte de
thérapie. Car rappelons-le, l’individu souffrant en est rarement conscient. Et
la communauté laisse rarement tomber l’un des siens. Soyez reconnaissante de
votre chance, Demoiselle. »
Estomaquée, elle ne pouvait plus rien dire. D’autant plus
que le colosse ne la lâchait toujours pas d’une semelle. Effet dissuasif
garanti.
« Ne perdons pas plus de temps. Je vous présente
derechef les protagonistes importants dans votre guérison que nous ne pouvons
que vous souhaiter prompte. Voici un nainvité, M. Petit sera notre Monsieur
Loyal. »
Comme un seul homme, le public l’applaudit. Et le maudit malotru
la força à se courber en signe de respect.
« Sa réputation n’étant plus à faire, Pinar Pivot sera
notre juge de paix. »
Pavlovienne, la salle acclama l’homme comme pour approuver.
Sophie était gênée de se trouver en si fâcheuse posture devant son idole de
toujours. Elle se voyait encore tapisser les murs de sa chambre d’ado
d’affiches et de réclames pour ses nouvelles parutions. Elle avait envie de se
cacher, de disparaître. Être une petite souris pour se faufiler entre les
pattes du gros chat qui lui tirait l’oreille. Mais ce n’était pas possible,
elle rougit aussi fort qu’elle put en espérant masquer le glapissement de dépit
qui lui avait échappé. Quelle honte !
« Et votre serviteur, le juge… Tout court ! »
Il attendit la réaction enthousiaste de la populace. Déçu,
il se racla donc la gorge pour retrouver une certaine contenance.
« Et surtout j’ai l’honneur de vous faire part de la
présence d’un hôte de qualité. Le neveu du bourgmestre étant de retour parmi
nous. Aldrich, terreur de nos ennemis et bienfaiteurs du peuple. »
Les applaudissements retentirent cette fois. Le juge se
demanda ce qu’il avait loupé pour sa propre présentation.
Aldrich fendit la foule et se retrouva à sa hauteur. Il le
gratifia d’une virile poignée de mains qui le fit grimacer. Il tenta de le
dissimuler mais les chuchotements moqueurs le détrompèrent rapidement. À moins
que ce ne fût pour Sophie…
La pauvre attendait à moitié courbée. La brute la forçait à
exécuter une forme de révérence pour saluer la présence du notable. Elle avait
tenté de se redresser au bout d’un moment, mais s’était pris une taloche sur le
haut du crâne. Elle semblait avoir perdu sa langue, elle ne pipait mot. La
multitude l’intimidait probablement, elle avait toujours été plus rat de
bibliothèque que gradins de spectateurs de lutte, elle n’était pas vraiment
habituée à cette ambiance.
Le Monsieur Loyal prit alors la parole.
« Entendons-nous bien, ici personne n’est hostile et ce
n’est pas à proprement parler une cour de justice. Nous cherchons plutôt à vous
protéger, et surtout de vous-même. Vous pouvez dès à présent partir. Seulement,
cela inscrit à votre dossier et pourra être retenu contre vous, si d’aventures
vous avez à nouveau un litige avec la société. Aussi nous ne pouvons que vous
recommander d’être raisonnable. »
Avait-elle bien saisi, elle pouvait partir ?
Vraiment ?! Et si tout ceci n’était qu’un piège ? Un test ? Ses
neurones pédalaient dans la semoule, et elle n’avait jamais été une afficionado
de la petite reine…
Il était sûrement pour l’instant plus prudent de rester pour
savoir à quelle sauce ces huluberlus voulaient la manger. En plus, son cerbère
n’avait pas vraiment l’air de vouloir lui accorder sa liberté.
« Bien, Sophie reste. Vous pouvez applaudir son courage
de faire face à sa maladie. »
La foule obéit. Sophie était un peu effrayée et irritée,
cette masse si malléable ne lui disait rien qui vaille et puis si on battait
des mains à chaque action ou abstention, ça risquait de devenir légèrement
lassant. Prudente, elle ne dit rien, ses yeux exprimaient toutefois son malaise
et son dégoût à son corps défendant.
« La faculté a besoin de vérifier votre état par
quelques petits tests afin d’adapter au mieux votre traitement. Êtes-vous
consentante ? »
Il commençaient à lui faire peur ces tarés. D’accord, elle
avait laissé quelques coquilles dans le journal, mais tout ce cirque, c’était
vraiment nécessaire ?
Elle secoua négativement la tête, mais s’entendit pourtant
dire oui. Visiblement, elle ne tournait pas très rond en ce moment. Des
vacances, c’était ça, elle avait besoin de vacances. Elle démissionnerait
après… ça – elle ne savait pas comment nommer cette comédie – elle partirait
quelques mois, au bord de la mer ou à la montagne. Elle vendrait son
appartement et pourrait survivre quelques mois avant de retrouver sa normalité,
quitte à recommencer au bas de l’échelle, moins de responsabilité, moins de
stress, ça la séduisait beaucoup.
L’assistance applaudissait encore son acquiescement. Des
automates, de vulgaires pantins de bois pavloviens qui, la bave aux lèvres,
attendaient pour lui sauter à la gorge.
La peur la rendait assez acide, elle devait se reprendre car
cela ne l’aiderait pas ici. Au moindre faux pas, ils ne la louperaient pas.
Elle en était consciente.
On lui tendit une feuille, truffée de fautes. Elle en eut le
vertige, elle grimaça en fermant les yeux.
« Jeune fille, pourriez-vous lire ce texte en le
corrigeant, s’il vous plaît. »
C’était une blague ?!
Mais tout le monde semblait si sérieux, pourtant. En
soupirant, elle s’exécuta. Pourquoi jouait-elle au chien savant comme ça ?
Peut-être qu’ils la ramèneraient chez elle si elle
obéissait. En tout cas, pour l’instant, c’était dans ses cordes, du niveau primaire
même, ça la rassurait un peu. Elle tenta d’atténuer la condescendance de sa
voix et se mit à l’œuvre. C’était une sorte de dictée, d’un style très mauvais,
comme écrite pour piéger un gosse dyslexique. Quelque chose d’assez mesquin.
Le juge tout fier s’annonça l’auteur de ce torchon, cela ne
l’étonnait pas.
Pinar Pivot prit la parole : « Bravo,
Mademoiselle, aucune faute. »
La foule hésitait entre se joindre aux félicitations et
ronger son frein, on lui avait annoncer du spectacle, là, elle en était pour
ses frais. Quelques hourras retentirent pourtant, sûrement des modérés ou bien
de beaux joueurs, au choix !
Les spécialistes se réunirent dans un petit coin de la
salle, on les entendait à peine chuchoter. Ils retournaient le problème dans
tous les sens et fallait pas croire que mettre le sucre avant la farine allait
changer quelque chose, elle avait bel et bien réussi la première épreuve.
De quelle manière devait se dérouler la suite alors ?
Continuer sur le script prévu ou bien changer ? Tous semblaient pendus à
leurs lèvres. Monsieur Loyal hésitait, le juge était vexé, Pinar Pivot
rayonnait – enfin quelqu’un qui respecte sa belle langue ! – et Aldrich piaffait
d’impatience, la petite n’était pas vilaine et s’il les préférait différentes,
elle n’était pas pour lui déplaire, non plus. Les sachants n’étaient pas au
diapason comme à l’ordinaire et c’est celui qui avait la plus grosse…
voix ! Voyons ! qui eut gain de cause.
On suivait le programme. Pour l’instant. On aviserait plus
tard.
C’était ainsi que les choses suivirent leur cours. Sophie
était un peu rassérénée à présent, elle allait peut-être s’en tirer sans
dommage finalement. Elle se demandait tout de même si la foule allait la
laisser partir à si bon compte, même si elle réussissait les épreuves imposées.
Au moins, son honneur serait sauf, enfin ce qu’il en restait. La foule se
couvrirait de honte et de ridicule toute seule. Cette pensée l’aiderait à
traverser ce qui l’attendait encore. Jouer les boucs émissaires avait quelque
chose de noble, étant nécessairement un innocent jeté en pâture à la vindicte
populaire. Peu plaisant certes, mais noble quand même. Se draper dans le
manteau de la victime de l’arbitraire lui plaisait définitivement.
Essayant de ne pas se démonter, Monsieur Loyal reprit le
micro.
« Eh bien nous avons là une petite cruciverbiste à n’en
point douter. Vous passez haut la main au second test. Un autre oral. »
Sophie essaya de se concentrer, mais entre la foule et son
garde, ce fut compliqué. Il avait dit ‘second’, ça allait donc être logiquement
le dernier. Ce constat la portait. Encore un truc pour satisfaire ces tordus et
elle allait pouvoir se cacher sous sa couette pour oublier la laideur du monde.
Allez, du nerf !
L’épreuve n’avait rien de transcendant, à la manière des
concours anglophones, elle piochait un mot et devait l’épeler.
Allons-y, puisque de toute façon, elle n’avait pas vraiment
le choix. On lui présenta un chapeau remplit de papiers. Elle mit sa main
dedans et le lut.
« Numéro 3. »
Le juge prit sa liste.
« Iram… Immarcescible. »
S’il butait à chaque mot, on était bien rendu. Sophie garda
sa pensée in petto. Elle joua le jeu. Pour l’instant, elle gagnait. Elle
s’interdisait de vouloir crier victoire trop tôt. Elle piocha encore.
« Numéro 14.
- Cuistre. »
Elle ne put s’empêcher de sourire. Ce mot était tout trouvé
pour lui. Encore un papier.
« Numéro 2.
- Interlope
- Toi-même !
- …
- Louche, espèce d’illettré ! »
Cette fois ce fut dans la salle que se fit entendre la
réaction. C’était surréaliste, elle était tombée chez les fous, visiblement.
Elle ferma les yeux pour ne plus voir tous ces gens qui n’attendaient qu’une
chose : qu’elle trébuche et vite !
Les voisins des deux antagonistes réussirent à apaiser les
tensions avant que cela ne dégénère pour de bon.
Monsieur Petit reprit alors : « Bon, fin de la
polémique.
- Victor ? »
Et l’ami Zambiaire se fit aussitôt réprimander.
« - Tu te crois drôle ? »
« Incident clos. Retournons à nos moutons.
Mademoiselle, s’il vous plaît. »
Sophie épela. Le juge buta sur deux autres mots et Pinar
Pivot vola à son secours. Le juge bouillait d’indignation mais le laissa
reprendre la liste. Il dut y en avoir une vingtaine, Sophie perdit rapidement
le fil. À deux ou trois reprises, elle douta, bafouilla mais elle se raccrocha
toujours miraculeusement aux branches. Le public piaffait d’impatience,
suspendu malgré lui aux lèvres de la jeune fille. Aldrich, lui, semblait
s’amuser de la tournure que prenait les choses ; bien sûr, il aurait bien
aimé rosser cette petite vipère mais simplement la voir déstabiliser était déjà
jouissif.
Entre autres, il y eut des mots comme apocryphe, comminatoire,
flavescent, galéjade, croquignolesque, pusillanime, alacrité, satyriasis, coquecigrue,
ergastule, ou bien encore évaltonné.
Sophie, pédagogue cynique, se fit la réflexion qu’au moins
certains se coucheraient ainsi moins idiots ce soir-là. Elle avait réussi à ne
pas se tromper, elle allait elle aussi être libérée. Pinar Pivot la félicitait
encore, en d’autres circonstances, elle lui aurait demandé un autographe comme
une midinette mais là, le cœur n’y était pas vraiment.
Elle chercha à se lever de sa chaise mais son cerbère la
rassit aussi sec.
Le juge prit la parole.
« Eh bien, vous êtes déjà pressée de nous
quitter ? Cela ne fait que commencer pourtant. Félicitations pour ces deux
épreuves, elles ne font que confirmer le diagnostic… Malheureusement. Et il
reste un ultime test avant le traitement. Vous comprenez, pour adapter les
doses… »
Sophie se sentit, très bernée, trahie. Un mot comme en
cent : très conne. Comment avait-elle pu croire une seconde qu’elle allait
s’en sortir indemne ?
Et l’autre empaffé qui jubilait, qui pouvait-elle s’il
s’était ridiculisé ? Il l’avait fait tout seul comme un grand !
Personne ne l’avait aidé, il n’en avait pas besoin.
« Mais vous aviez dit… ‘second test’, ça signifie que
c’était le dernier pourtant… »
Elle détesta aussitôt sa voix geignarde et encore plus la
réponse du juge.
« Pas nécessairement. C’était seulement des tests
liminaires. Maintenant rentrons dans le vif du sujet. »
Sophie s’étonna que le juge connaissait ce mot et l’utilise
à bon escient. Elle restait sur le cul – et c’était le moins qu’on puisse dire
puisque sur sa chaise. Elle s’était fait avoir en beauté. Quelle cruche !
Monsieur Petit reprit la main.
« Et voici la véritable épreuve. »
Vers le fond de l’estrade, un spot éclaira soudainement une
masse recouverte par un drap noir. Ce dernier fut enlevé par des assistants
sous le regard captivé de tous. Une sorte de cheval d’arçon fit son apparition,
sous les applaudissements de la foule. Elle comprit aussitôt que ses craintes
étaient fondées, elle risquait gros.
« Mademoiselle, rappelez-vous, nous nous voulons que
votre bien. »
Comme si elle allait y croire. Elle leva les yeux au ciel,
mi-apeurée, mi-courroucée. Comment pouvaient-ils accorder crédit à leurs
paroles ?
Elle essayait de trouver comment amadouer la foule pour
éviter une sentence insupportable. Faire amende honorable ?
Discuter ? Marchander ?
Son ego l’en empêchait. Elle ne trouvait pas de solution.
« C’est l’heure, jeune fille si vous voulez bien vous
approcher. »
Une invitation plus polie que les sales pattes du cerbère
qui la forcèrent à s’exécuter. Il la mit devant l’objet terrifiant, sans même
lui demander son avis. Ses pieds avaient même légèrement quitté le sol pour
faciliter son déplacement. Un meuble ! Elle n’était plus qu’un meuble,
voilà tout.
Sans crier gare, voyant le banc à fessées d’aussi près, elle
fut soudainement prise de panique. Un besoin irrépressible de liberté comme
elle n’en avait jamais connu. Elle chercha à fuir, sans plus de discernement. Et
elle qui pensait avoir encore le choix, balivernes ! Le juge buvait du
petit lait.
« Jeune femme, si vous n’acceptez pas le traitement.
Nous pouvons nous montrer un peu plus persuasif. »
À ces mots, Aldrich sortit son fouet qui fendit l’air dans
un claquement de cuir ; elle resta interdite. Chacun avait cependant noté
ses petits coups d’œil paniqué vers la porte et Mr Lelonbeck, enseignant la
langue de la perfide Albion, ne put s’empêcher alors une remarque bien sentie.
« To beat or not to beat, that is the question? »
D’aucuns auraient sans doute pu saluer ses lettres, ou
plutôt ses letters, si personne n’avait répondu à sa boutade
spirituelle.
« Quoi, bite en orbite ?! Ça devient vraiment
n’importe quoi ici… F’rais mieux de rentrer. »
C’était la voix du vieux père Longuet, sa grippe n’ayant pas
atténué sa surdité profonde, voire bien au contraire, personne ne fit attention
à lui. Tout le monde avait à présent l’habitude. Sa petite-fille lui glissa
simplement un « rassieds-toi, Papy ! » en le tirant par la
manche. Sagement, il reprit place.
Monsieur Petit en écho essaya de reprendre la main.
« Eh oui, la vie est une dure lutte, mon petit. »
Je t’en ficherais des ‘mon petit’ ! Sophie n’était pas
vraiment d’humeur à écouter ce genre de calembours. Elle avait plutôt envie
d’envoyer tout le monde se faire cuire un œuf a minima…
Mais son cerbère ne la lâchait pas d’une semelle et Aldrich
s’était rapproché. Son sourire suffisant lui donner envie de le moucher
sèchement mais elle s’abstint par Dieu sait quel prodige. Elle lui envoya tout
de même une œillade noire. Elle n’en pouvait plus de cette mascarade grotesque
qu’elle essayait de supporter depuis trop longtemps. Elle était sur le point de
craquer, ou d’exploser, au choix !
Elle se forçait encore à maîtriser sa respiration qui avait
tendance à s’emballer quand elle se mettait en colère.
Faire le vide dans mon esprit. Je suis un oiseau, l’eau glisse
sur mes plumes. Rien ne m’atteint… Mais saperlipopette, je suis pas cette
colombe ! À quoi bon faire semblant ?
« Le moment que vous attendiez tous, Mesdames et
Messieurs, l’heure de la dictée qui est comme chacun le sait le seul test
valide pour juger de l’état préoccupant de la patiente. En piste, jeune
fille. »
Cerbère se permit une claque sur les fesses pour la faire
avancer. Personne n’avait osé avant lui ! Sophie en frémit, révoltée. Elle
allait monter sur ses grands chevaux, son corps, son temple était sacré, quand
il la fit monter à son insu sur le cheval. Elle se débattit furieusement mais
c’était inutile, elle était déjà attachée. Et solidement en plus !
La dictée ? Mais quelle dictée ? Elle n’allait
rien pouvoir faire dans cette position ! Mais on lui apportait pourtant un
petit écritoire, l’espace semblait être idoine. Elle ne saisit pas le crayon
qu’on lui tenait, elle ne ferait rien. Et si on la forçait, et bien elle
tenterait de s’ouvrir les veines avec la mine. Ils seraient alors obligés de la
détacher. Elle regretta de ne pas avoir une vraie plume, le métal aurait été tout
de même plus pratique.
Face à son refus manifeste, le fouet claqua encore. Cette
fois, elle poussa un petit cri de souris ridicule qui fit rire la foule.
« Mademoiselle est joueuse, visiblement. Elle a besoin
d’une légère stimulation… »
La voix suave d’Aldrich la fit frissonner d’effroi. Il
dénuda son fessier malgré ses protestations véhémentes. L’Abbé Styhole toussota
quand la jeune femme fut troussée. Peut-être avait-il choppé la grippe lui
aussi ?
Elle refoula les sanglots qui menaçaient, à présent elle se
laissait dominer par sa colère, elle lui bien plus aurait volontiers griffé le
visage. Elle le vouait toujours aux gémonies, quand le fouet frôla son
postérieur. Elle se stoppa net. Il ne plaisantait pas, l’animal ! Elle
ressentait la brûlure glacée ; le serpent de feu n’avait fait que la raser
pourtant. Elle était douillette et ne tenait pas à connaître pire. Elle se
mordit la langue pour ne pas pleurer. Elle était dans de beaux draps. Sa lune
offerte à tous, elle, attachée. Au moins, elle ne voyait plus le public se
repaître vilainement de son infortune, c’était ça de pris.
« Mademoiselle s’est fait prier. Mais elle est enfin
prête, n’est-ce pas Sophie ? »
Elle ne répondit pas. Le fouet claqua dans le vide.
Encore ? Mais c’est une manie chez lui ?! Pour toute réponse, elle
accepta le crayon qu’on lui avait laissé. Ce fut jugé comme suffisant. Même si
Aldrich n’aurait pas été contre la tarabuster jusqu’à obtenir un vrai oui
énoncé d’une voix claire.
« Ainsi, les règles sont simples. Notre éminent invité
va procéder à la dictée. Mademoiselle, vous avez trois jokers, car nous ne
sommes pas des bêtes, tout de même. Et le nombre de vos fautes déterminera à quel
point vous êtes souffrante et que faut-il faire pour vous guérir. Si jamais vous
faites un sans-faute, nous nous excuserons platement car malheureusement la
maladie serait à un stade trop avancé pour encore pouvoir vous secourir. Et
sinon, nous recourrons aux bonnes vieilles méthodes qui ont déjà donné
satisfaction. Prudence Beresford l’a prouvé avant nous, les fessées ont le chic
pour stimuler les neurones et ainsi la zone du cortex atteinte par cette
affection aiguë. Souvenez-vous Frot dans Associés contre le crime, cela
marche plutôt bien…
À présent, silence dans la salle, s’il vous plaît ! La
parole est à Monsieur Pivot. »
Ce dernier toussota un peu pour s’éclaircir la voix.
« J’aurais pu choisir la dictée de Mérimée, mais voyez-vous,
je suppute que vous la connaissez par cœur à la manière d’une poésie. Alors je
me suis laissé aller à inventer un petit quelque chose de mon cru. »
Sophie était malgré elle flattée, il lui écrivait un texte,
rien que pour elle. Le grand académicien commença. Même s’il lui avait caché en
être l’auteur, elle l’aurait alors deviné. Elle savourait les mots qui
roulaient sous la langue comme une douceur et qui tintaient mélodieusement à
ses oreilles. Elle reconnaissait la plume de Pinar Pivot et en rosissait de
plaisir.
Elle s’ébroua, elle devait absolument mettre ses manières de petite groupie de côté, ou elle serait perdue. Il répéta encore une fois son
petit texte et elle se relut attentivement. Elle essayait de toutes ses forces
de faire abstraction de son cul nu, de la foule, la bave déjà aux lèvres et de
l’enjeu beaucoup trop lourd pour ses frêles épaules. Elle ne supporterait même
pas un seul coup de fouet sans défaillir. Elle devait encore avoir la marque de
l’éraflure, elle la sentait encore piquer, en tout cas. Elle devait faire comme
si rien n’existait d’autres que la dictée. Le défi était grand. Elle respira
profondément, comme pour se donner du courage.
« Si François Mitterrand professait que l’imbécillité
était, en l’occurrence, un dilemme étymologique, nous ne pouvons, en revanche, que
constater qu’heureux sont les pauvres d’esprit, comme l’enseigne le Livre.
J’en veux pour preuve une petite anecdote que je m’en vais vous narrer derechef. L’autre jour, mon voisin qui est un représentant de la race autochtone, a chu dans les escaliers, tombant sur le coccyx, et par un coup gracieux du sort, il en fut quitte pour quelques ecchymoses, bien que douloureuses. Le pauvre homme se lamentait alors de devoir garder la chambre quelque temps afin de se rétablir totalement, non pour lui, mais il avait peur pour ses plantes. Qui allait s’en occuper ? C’est ainsi que, contre l’avis de la faculté, je le vis sortir en peignoir et claudiquant encore légèrement. Il alla entre autres voir ses rhododendrons, le forsythia et la myrrhe qui avaient soif. Il tailla un peu ses rosiers qui réclamaient son attention. Puis, raisonnable, il regagna en boitillant son lit, avec l’impression du devoir accompli. D’aucuns auraient pu pester contre cette maudite marche qui aurait dû être réparée depuis belle lurette, mais lui se contentait de son simple quotidien. Des exemples comme celui-là, j’en aurais encore des palanquées. Mais outre que cela pourrait rapidement devenir aussi indigeste qu’une logorrhée amphigourique, je craindrais par-dessus tout que cela ne fût interprété, à tort, comme une ode dithyrambique à la bêtise. Ma diatribe n’aurait alors plus aucun sens ; prudemment, je brise donc là. »
N’ayant pas la main verte, Sophie utilisa ses trois jokers
pour les plantes, se doutant d’un piège. Bien l’en eut pris. Elle espérait que
pour le reste, elle allait pouvoir s’en sortir. Elle rendit sa copie,
tremblante. Elle était en nage : qu’on vienne pas dire que les tâches
intellectuelles n’étaient pas physiques, après ça !
L’éminent grammairien se mit au bureau et au travail. Armé
d’un stylo rouge. Elle l’entendait fredonner. Sophie chercha bien à voir ce
qu’il faisait mais même en se contorsionnant, elle ne l’entr’apercevait qu’à
peine, en plus de se faire mal au dos. Elle abandonna vite et s’avachit sur son
cheval. La journée avait été plus qu’éprouvante et dire que ce n’était même pas
fini.
Tout le monde attendait le verdict. Les spécialistes
s’étaient mis en cercle pour commencer à parler du traitement, quel dosage,
quelle efficacité, quel calendrier etc.
Au bout de quelques longues minutes, Pinar Pivot s’avança
vers le micro.
« Eh bien jeune demoiselle, je dois dire que c’était un
exercice pour le moins inhabituel… et fort plaisant. Je vous en remercie
chaleureusement. Si tout le monde avait le même souci de l’orthographe le monde
irait peut-être mieux, mais mes livres et méthodes se vendraient sans doute
moins bien… Allons pour abréger cette attente qui pourrait rapidement devenir
insoutenable, Sophie n’a fait qu’une faute, Mitterrand, c’est avec un d… Dura
lex sed lex, bourreau fait ton office… »
La foule était soulagée, enfin un peu d’action, et dépitée,
tout ça pour ça, vraiment ?
Les spécialistes répondirent d’une seule voix, pour une
fois. Dix coups. Car c’était vraiment une honte de ne pas savoir orthographier un ancien dirigeant, presque un crime de lèse-majesté.
Sophie s’indignait, ils n’allaient pas la fouetter pour ça,
quand même ?! Mais derrière elle, sourd à ses récriminations, le monde
s’organisait sans plus s’en soucier. Le premier coup tomba. Elle fronça les
sourcils, ce ne pouvait pas être le fouet, elle n’avait quasiment rien senti.
Elle s’était préparée à une douleur fulgurante et… rien. Le deuxième suivit.
Elle ne comprenait plus rien. Comme anesthésiée, le troisième n’eut pas plus
d’effet. Bon le public voulait du sang, des pleurs et des larmes, il s’en
trouverait fort marri, tant mieux !
« Tu comptes ! Je n’ai rien entendu. On
recommence ! »
L’assistance applaudit. Chic, un nouveau
rebondissement !
Sophie, tête de mule, restait muette. Quelques coups de
semonce eurent toutefois raison de son obstination. Elle n’avait curieusement
pas mal même en ayant presque pris le double. Elle cherchait à voir son
tourmenteur pour saisir la situation mais il avait resserré les liens en
prévision de la sentence et elle ne pouvait plus faire un mouvement sans
grimacer. Même respirer trop profondément était désagréable.
Au dixième coup, la foule applaudit. Elle ne savait
visiblement faire que ça. Aldrich salua comme si c’était un acteur de théâtre
qui attendait un bis. Sophie rongeait son frein, toujours attachée. Elle ne
pouvait pas s’empêcher d’être presque déçue, se mettre dans tous ses états pour
seulement… ça ? Cela n’avait aucun sens, elle aurait dû être soulagée.
Aldrich la détacha lui-même, le cerbère s’était gentiment
retiré, comprenant qu’il n’aurait pas été opportun d’indisposer le neveu du
bourgmestre. Sophie planait trop pour comprendre qu’elle était à présent libre.
Au moins, de ses liens. Il la souleva doucement pour la ramener sur ses jambes.
Trop longtemps restée à califourchon, elle vacilla un peu. Bon prince, il la
soutint le temps qu’elle puisse reprendre ses esprits. Autour d’eux, la salle
se vidait petit à petit ; le spectacle était fini et une buvette
attendait. Elle se rendit subitement compte qu’elle était encore dénudée, se
dégagea vivement, ses joues couleur fraise et se refagota. Elle voulait encore
prendre la fuite mais il la retint par le bras, l’assit. Il lui tendit même un
verre d’eau. Aldrich alla ranger une planche en bois pendant qu’elle reprenait
des forces. Elle leva un sourcil.
« C’était donc cela… »
Elle avait baissé la voix comme pour elle-même. Le mystère
était résolu.
« Déçue ? »
Elle sursauta.
« Cer… Certainement pas !
- Bah voyons… »
Il passa négligemment son doigt sur le cheval, des traces
d’humidité y subsistaient encore. Sophie avait les yeux écarquillés et le rouge
aux joues. Ces familiarités l’incommodaient au plus au haut point. Comment
osait-il ?
« C’est que vous m’avez fait suer, dans tous les sens
du terme. Et juste ça. »
Aldrich éclata de rire. Elle avait du répondant, la petite.
Ça avait un certain charme quand ça n’en devenait pas irritant.
« Vous voulez parier peut-être ? On pourrait alors
vérifier cela… »
Elle s’étouffa d’indignation et comprit que le traiter par
le silence et le mépris était le mieux à faire. Elle se leva de sa chaise et
s’avança vers le bureau. Sa copie y traînait encore. Par curiosité, elle la
relut. Il y avait du rouge ci et là. Elle sentit une bouffée de honte et
d’incompréhension. Pinar Pivot l’avait épargnée sciemment. Elle lui en était extrêmement reconnaissante même si complètement mortifiée. Devant son idole, elle avait
fait des fautes qu’elle n’avait jamais faites de sa vie. Elle plia vite le bout
de papier et le mit dans sa poche. Personne ne devait savoir. Elle ne savait
pas si elle le brûlerait ou le garderait en souvenir de Pinar Pivot, elle
déciderait à tête reposée.
« Je vous ramène ? »
Aldrich s’était glissé dans son dos. Elle sursauta comme une
enfant prise en faute.
« Je vous promets que ce sera en tout bien, tout
honneur. »
Elle accepta de mauvaise grâce, elle n’avait pas vraiment
d’autre option et elle voulait partir le plus rapidement possible de ce
traquenard. Oublier, c’était ce qu’elle avait de mieux à faire.
Ils n’eurent pas d’autres choix que de passer devant la
buvette de l’entrée. Elle aurait alors aimé disparaître, se cacher. Mais
finalement, malgré quelques coups d’œil curieux, personne ne faisait réellement
attention à sa modeste personne. Tout le monde discutait gaiement, on aurait
dit une fête du village. Comme si rien de tragique ne s’était déroulé
précédemment. Elle en était abasourdie et presque vexée… Elle avait quand même
été forcée de montrer son séant à toute une assemblée et c’était tout ?
Elle allait rentrer chez elle et eux, chez eux. Comme ça ? Aussi
simplement ? Elle en avait le tournis.
Aldrich serrait des mains, glissait des remarques ; ils
s’éternisaient. Elle restait à ses côtés, avec ses réflexions, elle regardait
ses pieds de peur de croiser le regard des gens.
Ils partaient enfin. Ils grimpaient dans la voiture quand un
gamin secoua la jupe de sa mère.
« Regarde Maman, des chevals ! »
« Chevaux… »
Sophie, censée être la sagesse même, ne portait pas tout à
fait bien son blaze. Elle ne put s’empêcher de le murmurer entre ses dents,
heureusement seul Aldrich put l’entendre. Elle rougit en s’installant. Il lui
avait certes promis d’être d’une parfaite éducation, mais elle venait de passer
un sale quart d’heure, et même plus, et en rajoutait encore une couche. Elle se
demanda s’il oserait… Visiblement son mal était incurable !
Aldrich se promit toutefois d’essayer de relever le défi, à
l’occasion, vu le regard troublé de sa petite correctrice, il n’aurait sans
doute rien à faire pour la convaincre…
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