Cheval de Trois

Il s'était brutalement tu. Elle avait baissé la tête, se cachant derrière ses cheveux. Mais il n'avait pas la berlue. C'était bien elle. Qu'est-ce qu'elle fichait là ?

Au bout de quelques instants de silence indécis, il s'était éclairci la voix, pestant faussement contre sa tablette qui avait manifestement un petit souci technique. Ça avait fait rire son auditoire. Il avait encore parfois un peu bégayé, mais il avait fini son intervention avec brio.

Elle l'en admirait secrètement, elle était à son avis la seule à avoir capté son réel trouble. La salle était conquise par ses mots malgré le petit incident. Il savait comment retenir l'attention, c'était ce qui lui avait d'ailleurs plu. Elle avait vaguement souri, avec les autres, quand il avait trébuché sur quelques mots, quand son PowerPoint était plus lent que son maître.

Si au début, il l'avait scrutée sans pudeur, après il l'avait soigneusement évitée. Il gérerait ce problème plus tard. En attendant, il devait encore parler d'algorithmes post-quantiques en cybersécurité à des geeks en mal de savoir. Allez deux minutes et il passerait la main à un collègue qui aborderait le volet technique rébarbatif, puis à un autre pour l'administratif et le juridique. Bref, tout ce qu'il n'aimait pas : un hat white hacker restait un hacker et ne s'embarrassait rarement des fioritures légales pondues à Bruxelles par des gens qui n'y connaissaient rien ; ses employeurs le savaient, c'était à eux de gérer les risques s'il se faisait prendre. Mais il ne se faisait plus prendre depuis quelques années à présent. Il avait appris à savoir vraiment nettoyer ses traces, quand il en laissait.

Avant le tour des questions de la table ronde, il ne se gêna plus pour la dévisager. Elle n'arrivait pas à soutenir son regard mais aucun des deux ne pouvait plus ignorer que l'autre était là. Que diable faisait-elle ici ?

Il n'aimait pas ça du tout. Il esquissa un vague signe à un ami qui le saluait de loin avant de prendre à nouveau la parole. Il avait du mal à réfléchir, ses deux mondes se télescopaient brutalement. Le public ne semblait même pas remarquer ses approximations, ni ses hésitations, il en fut agacé : à quoi bon se casser le cul si on était aussi applaudi quand on était médiocre ?

C'était le dernier sujet de la journée, tout le monde avait hâte de prendre part à la petite collation prévue à la fin. Certains spectateurs vinrent comme d'habitude directement à la rencontre des intervenants, alors que d'autres se dirigeaient déjà vers le buffet.

Il serra des mains, prit des cartes de visite, promit des mails, la routine après ce genre d'événement.
Il la chercha des yeux après que les importuns furent partis, elle n'était plus là. Il avait pourtant essayé de guetter ses mouvements. C'était un de ces vieux amphi, plus aux normes où les sorties de secours n'étaient que les entrées classiques de part et d'autre de l'estrade. Il n'aurait pas dû la louper normalement.

Même si c'était la dernière personne qu'il avait envie de voir en ces lieux, il espérait malgré tout qu'elle fût encore là.

Il se dirigea dans le couloir d'un bon pas, le hall abritait le goûter de fin de journée, il entendait d'ici le brouhaha. C'était le genre de choses qu'elle fuyait d'ordinaire, elle n'y serait pas. Et tant mieux. Elle n'appartenait pas à ce pan de sa vie, et il n'avait pas envie que ça changeât. Il avait seulement besoin de lui parler après le coup qu'elle venait de lui faire.
Il ralentit. Elle l'attendait devant les escaliers, les seuls menant à la sortie, elle ne le louperait pas, elle. Adossée contre le mur, elle faisait mine d'être absorbée par un jeu de Tetris. Elle le mit sur pause quand elle le vit devant elle. Elle replaça sa mèche derrière son oreille, il préférait quand elle attachait ses cheveux mais ce n'était pas le moment de le lui rappeler. Elle lui adressa un timide sourire.

"Bonsoir, Julien."

Elle avait légèrement appuyé sur son prénom pour rompre l'ambiguïté. Elle savait. Comment ? Il l'ignorait encore mais elle savait.

"Ça t'a plu ?"

Son ton était plus agressif que voulu, il chercha à dominer son sentiment d'intrusion.

"Quoi donc ? Ta conférence ? Oui, c'était pas mal… J'ai pas tout compris… Mais c'était instructif, je crois."

Ils jouaient encore au chat et à la souris. Mais il avait besoin de clarté pour une fois.

"Comment tu as su ?

- C'est pas important. Tu m'en veux ? Moi, je ne t'en veux pas."

Elle venait juste de faire exploser sa vie bien cloisonnée. À part ça ? Tout allait très bien.

"Comment tu as fait ?

- Je suis venue en bus, comme plein de monde."

Elle haussait les épaules, feignant de ne plus comprendre les sous-titres. Il l'empoigna par le bras, elle sourit. Il l'entraîna dans les toilettes. Le genre de W.C. mixte à l'ancienne : une porte, une chiotte et un lavabo. Au moins, personne ne pourrait s'offusquer d'un homme chez les femmes.

Elle se laissa faire. Comme lorsqu'il malmenait sa petite poupée de chiffon au lit. Mais il n'avait pas envie de jouer. C'était sérieux. Ne le comprenait-elle vraiment pas ? Que cherchait-elle à la fin ?
Il les enferma, la bloquant contre le mur. Elle tremblait un peu mais il ne se laissa pas attendrir. Il voulait une explication. L'étage était à présent désert et le bruit en bas masquait tout. Il avait le champ libre.

"Anouk ! Fini de jouer. Je t'écoute.

- La vie est un jeu, tu sais. Un peu comme un jeu vidéo où un petit gringalet se fait passer pour musclor...

- ... Comment tu as su ?

- Tu radotes. Ça t'angoisse à ce point que je connaisse ton vrai prénom ? Et même là où tu tafes ? Tu me fais vraiment pas confiance...

- C'est pas là la question. Je te fais confiance...

- Oui, seulement bâillonnée et enculée...

- Je... Ne deviens pas vulgaire, ça te va mal !"

Elle leva les yeux au ciel, il avait envie de lui en faire passer l'idée mais il se retint.

"Faut croire qu'on a une vague connaissance commune... Et j'ai vu ta photo. C'était difficile de faire plus ressemblant."

Il ne savait plus comment réagir, il ne maîtrisait plus rien. Un pas en arrière. Il la lâcha, se passant la main sur le visage. Il l'observait. Elle n'avait pas l'air féroce, pourtant elle lui foutait les jetons, en sachant son identité, elle avait de fait beaucoup trop de pouvoir. Sa défiance la peina.

"Je ne te ferai jamais de mal... Tu le sais, hein ?"

Sa voix était toute douce, loin de l'intonation moqueuse des premières paroles. Il fut tenté de la croire, après tout, il commençait à la connaître... Et puis, elle lui aurait nui depuis longtemps si elle l'avait vraiment voulu. Seulement, il s'était tant senti à l'abri dans sa forteresse de stratagèmes que voir son château de cartes s'effondrer sans prévenir lui laissait un goût amer. Son alter ego lui servait pour ses conquêtes rencontrées sur le net, il n'avait pas envie d'autre chose. Sa vie privée était assez compliquée comme ça.

"Pourquoi tu es venue ?

- J'avais envie de te voir. Je… Tu me manques un peu parfois."

Il soupira longuement. Ça devenait trop compliqué pour les cases qu'il avait patiemment délimitées depuis de nombreuses années. Bug cérébral.

"J'aimerais bien connaître le vrai toi, si tu veux bien… Un jour… Là j'ai l'impression que ton avatar est devenu de trop… Démêler le vrai du faux… Je… Tu m'en veux ?

Il soupira encore. Plus brièvement.

"Non... Juste à moi..."

Elle fronça les sourcils.

"Bah pourquoi ?

- Je me croyais plus malin... Mais bon, y'a toujours des failles. Comme en cybersécurité. J'aurais dû le savoir pourtant."

Il esquissa un sourire grimaçant. L'impression d'être redevenu un novice était beaucoup trop déstabilisante.

"On va prendre un verre ?"

Il regarda sa montre. Hésita.

"D'accord... Mais la prochaine fois que je te fouette, tu me révéleras tes secrets. Sois en sûre !"

Un petit rire joyeux lui répondit alors.

"On verra bien…"





Commentaires

Les plus lus du moment