Erreur de destination
Je conversais depuis quelques mois à présent avec un type. Il disait s'appeler Hugo et être photographe en freelance. Je m'en fichais un peu de comment il occupait ses journées, je savais juste que ses mots me plaisaient. Il tapait souvent en plein dans le mille.
On avait fait les choses à l'envers tous les deux. Il avait d'abord découvert mon cul et moi son torse avant de voir nos trombines. On s'était vu une fois, ça s'était décidé au dernier moment. Comme bien souvent avec moi. On était de passage dans la même gare, le même jour. Il avait même décalé son train du retour pour qu'on ait plus de temps. J'étais à la fois flattée par son attention et mal à l'aise, et si ça n'en valait pas le coup ?..
Et puis, quelque temps plus tard, on avait pris une chambre non loin de cette gare. On aurait peut-être même pu se croiser dans la vraie vie, qui sait ? Mais on était plutôt branché toile que réalité.
Ce n'était pas vraiment un dominant, encore moins un maître... Il le savait. L'acceptait. Et surtout ne surjouait rien.
Je n'étais pas non plus une soumise et encore moins une esclave. Alors dans la petite chambre, on passait le temps agréablement, sans réel enjeu. Parfois, il me donnait des ordres, s'étonnait que ça fonctionne. Parfois j'inversais les rôles, m'étonnant à mon tour jusqu'à ce que j'abuse et me retrouve sur ses genoux. En rigolant. Il me rougissait alors le cul. Tout était toujours joyeux et simple avec lui. Ça me changeait des psychodrames à la con que le BDSM engendrait parfois.
Il n'était pas beau. Pourtant dans le miroir de la salle de bain, je nous trouvais toujours magnifiques. On aurait dû nous peindre. Son sourire illuminait les jours de pluie. C'était très nul comme formule pourtant je la trouvais alors très juste. Quand je la lui avais dite, il avait rougi et m'avait gentiment punie pour flagornerie. Le genre de punitions que je voulais bien avoir tous les jours.
Les employés de l'hôtel, même si on ne voyait quasiment jamais les mêmes, devaient bien se douter d'un truc, à la longue. On n'était pas discret. C'était assez bien insonorisé, on avait pris le parti de s'en foutre. Avec lui, je n'avais plus peur de rien. Encore moins des autres. Ça paraissait tellement naturel. Deux adultes dans une chambre. Consentants. On emmerdait le reste du monde. Mais sans avoir cette petite arrière-pensée dédaigneuse, non c'était un garçon très... pur, d'une certaine manière. Il était dans le moment présent, sans calcul. Et surtout ses passions tristes n'étaient que passagères. Comme un poisson rouge, le tour du bocal et le reste était oublié.
Parfois, ça m'agaçait un peu. Je devais me répéter... Il ne captait pas toujours mes sous-entendus. Et puis, j'avais décidé que c'était rafraîchissant alors je m'adaptais. On était un peu comme de grands adolescents ensemble. On grandirait plus tard...
Cela faisait quelques semaines qu'on ne s'était pas vu, j'avais été malade et annulé notre dernier rendez-vous. Et quelques jours qu'on ne s'était pas écrit. C'était inhabituel mais ça ne m'angoissait pas avec lui. J'avais laissé passer quelques heures, profitant de cette curieuse sensation : celle d'attendre la bouffée froussarde. Qui n'était pas venue.
Alors je l'avais relancé. Et on se sextotait comme si on s'était vu hier. C'était à la fois tranquille et excitant. Sans cette flamme dévorante qui empêchait toute lucidité. Même quand on s'engueulait, c'était presque apaisé entre nous. Je ne pensais pas que cela pouvait exister alors je me disais qu'un jour le vernis craquerait et le tonnerre s'inviterait. Mais toujours rien à l'horizon.
Il me chauffait me parlant d'une petite culotte qu'il déchirerait à la force de ses dents la prochaine fois qu'on se verrait. Je lui répondais en riant, avec force smileys éclectiques, que je lui trouverais un sous-vêtements bas de gamme pour ne pas froisser son ego, les fibres seraient plus fragiles.
Et sautant hors de mon lit, j'avais farfouillé dans mon tiroir. Cherchant ma plus jolie culotte en dentelle. Une nouvelle ; j'avais craqué... en pensant un peu à lui. Je l'enfilai vite, pris un cliché, qui montrait tout et rien.
Envoyé !
"Et alors tant pis pour toi, je ne mettrais pas celle-là... Mais par contre, si tu es sage, j'enlève la plante... ce soir... Bonne journée !"
J'allais me déconnecter prestement pour le faire languir un peu et ne pas avoir la tentation de l'exaucer trop tôt, et me dévoiler en décalant le pot de fleur stratégiquement placé, quand une notification me fit sursauter.
Nouveau message.
Déjà ?! Hugo bossait actuellement, il n'était pas si rapide d'habitude.
"Eh bien, eh bien... En voilà une jolie surprise..."
Oh putain de bordel de mer...
Mon esprit ne censura pas.
Je lus et relus. Aucun doute, je m'étais trompée de contact. Dans la précipitation, Hugo était devenu... Hadès.
Hadès. Hadès. Hadès...
Tout un monde. Et à la fois, pas grand-chose. Je conversais avec lui depuis plusieurs années. Il m'avait toujours effrayée. Je n'étais pas de taille. Pour l'affronter, lui et son imaginaire débridé. Beaucoup trop exigent pour moi. Et moi, beaucoup trop indépendante pour lui. Il lui aurait fallu des trésors de patience pour me rassurer. Il n'était pas du genre à louvoyer. Droit au but. On aurait dû faire tellement de compromis pour arriver à quelque chose ensemble. Sauf qu'on détestait ce terme, qui sonnait à nos oreilles comme tiédeur. On s'était vu une fois pourtant. Une limonade qui s'était terminée dans la chambre de son appartement de fonction. Une petite fessée alcoolisée. Sa ceinture m'avait laissé des séquelles deux semaines durant, je n'avais quasiment rien senti, grisée par l'éthanol et son odeur musquée. Je lui avais envoyé la photo de mes bleus jaunissants, comme un calendrier post-séance. Et puis, plus rien. On s'était envoyé des politesses à quelques reprises. Joyeux Noël. Bon anniversaire. Et pas tellement plus. Je mentirais si je soutenais que ça ne me faisait rien, mais à la fois, on n'était pas fâché, et puis surtout, m'éloigner m'avait fait du bien. J'avais eu tellement peur de graviter trop près de lui. Je ne ressentais plus cette pression monstre et cette crainte de ne pas être à la hauteur. J'espérais simplement, que parmi son tableau de chasse, je resterais un joli souvenir.
Mes yeux se posèrent alors sur ma liste de contacts. J'aurais pu faire pire, au moins lui, je le connaissais un peu...
Lettre H. Hadès. Harold. Hippolyte. Hitoshi. Horace. Hugo. Et puis rien à L. On passait directement à M. Où les Maître truc, Monsieur bidule étaient légion. Que faisaient-ils là ? Pourquoi diable leur avais-je donné mon pseudo de messagerie ? Par curiosité, sans doute. Envie de me détromper : ils sont moins nuls qu'ils en ont l'air. Envie d'une jolie surprise... Besoin d'accueillir toutes les sollicitations polies ; parmi ce capharnaüm, se cachait peut-être une perle... Foutu syndrome du prince charmant, qui m'avait été fourni dès la naissance. Ou presque. Je soupirais. Faudrait quand même faire du tri dans le carnet d'adresses. Entre la mythologie grecque, scandinave et les références mangas, y'avait vraiment une sacrée faune... Sans compter les noms à vague consonances slaves ou latinos pour faire exotique. Parce qu'Emmanuel préférait Manolo. Plus ensoleillé. Didier devenait Dimitri. Plus mystérieux. Ceux-là me parlaient du Machu Picchu ou bien du lac Balaïkal comme s'ils l'avaient vu autrement que sur Wiki, ou dans une série, voire un documentaire ou un bouquin, quand j'avais affaire à des lettrés. Pourquoi perdre encore mon temps à leur parler ? Je n'étais pas dupe. Pas intéressée non plus. Et ils l'étaient de moins en moins quand je les envoyais promener, restant toujours évasive. Alors quoi ? Ils ne m'amusaient même plus. Ne faisaient même pas joli dans ma collection. Faudrait vraiment faire un petit ménage de printemps.
Dans ce fatras, les nanas n'étaient pas en reste. Mistress machine, Putedu tant..., Soumise de truc..., Petitechiennedévouéeà chouette... Elles, j'avais encore plus de mal à comprendre les raisons de leur présence. Pourquoi étaient-elles là ? Envie de changement ? De converser avec d'autres filles ? De voir où ça pouvait mener ? Vraiment ?!.. Y'a des jours où je fumais vraiment la moquette...
Effectivement la constante était la curiosité, mais quand même...
J'avais envie de me laisser surprendre. On n'était pas à l'abri d'une belle rencontre. Qui ne tente rien n'a rien... alors pourquoi pas... J'avais peur de me fermer des portes, alors je les enfonçais quand elles étaient ouvertes. C'était plus simple. Je ne savais pas ce que je cherchais. Je ne pouvais pas vraiment choisir au préalable. Je voulais juste ressentir comme évidence... Sans me borner à mes a priori. Enfin, c'était ce que je me disais avant. J'étais plus sceptique à présent. La sélection avait du bon. Parfois.
"Tu es au courant que j'ai vu que tu as vu, quand même ?.."
Je rougissais bêtement devant mon écran. La tentation d'éteindre l'ordinateur et faire la morte était très grande. Mais il fallait que je récupère ma photo. J'avais alors tenté de l'effacer : "La suppression ne sera effective que pour vous. Voulez-vous continuer ?"
Fais ch... !
Je jurai à haute voix. Mais quelle cruche !
Lui dire la vérité ? Inventer un truc ?
Surtout, il ne fallait pas qu'il croie à un jeu. C'était un gars fiable. En vanille. En BDSM... C'était plus compliqué. S'il captait mon trouble, mes failles, j'étais entre ses griffes. Et foutue.
Je relus en diagonale nos premiers échanges. Je m'étais d'abord moquée de son pseudo. Présomptueux et exagéré.
"Myosotis, tu peux parler...
- C'est pour la poésie. Gautier.
- Et moi pour le frisson. Les gamines naïves sont prévenues comme ça..."
Je me souvenais alors d'avoir compris : trop dangereux pour toi. Garde tes distances !
"Bonjour Gwen."
Avec son diminutif, j'avais l'impression de nous mettre sur un semblant de pied d'égalité. Ça me rassurait. Mais je n'avais aucune idée de comment lui dire les choses. Les trois petits points flottaient longuement. J'écrivais, j'effaçais. Je n'arrivais pas à faire une phrase de correcte. Trop suppliante, il sauterait sur l'occasion. Trop froide, il me le ferait payer. Trop désinvolte, il gratterait le vernis. Trop et toujours trop. J'étais coincée. Si je lui mentais, il le saurait. Les mots défilaient sans jamais me dire que c'était eux les bons. Il me lança alors une bouée de sauvetage.
"Trompée de destinataire, c'est bien ça ? Qui est l'heureux élu ?"
J'allais le remercier intérieurement de m'ôter les mots de la bouche, quand son indiscrétion me mit soudainement en colère. De quoi je me mêle ?! Je n'allais pas lui parler de Hugo. Il rêvait !
"Euh oui, c'est ça. Je suis désolée...
- Tu ne réponds pas à ma question, Miss Tête-en-l'air..."
C'était fait exprès, Mister Perspicace. Il m'énervait déjà. Et devait à nouveau sentir son emprise sur moi. J'avais trop hésité, trop esquivé pour m'en sortir indemne. Zut ! Et si je laissais simplement tomber ?.. Bon, il a ta photo, et après ? Il n'en fera jamais rien. Je le savais bien. Mais c'était plus fort que moi, je n'aimais pas que ça traîne ainsi. Hors de mon contrôle...
Hugo supprimait toujours. J'avais confiance. Hadès me connaissait suffisamment pour savoir que j'attendais la même chose de lui... Comme les autres fois. Il voulait simplement que je le supplie. Mon ego se rebiffait. Mon insécurité essayait de négocier avec lui. Pour l'instant, ce n'était pas un franc succès.
Hadès avait toujours eu en horreur mon côté Miss Je-sais-tout, il n'allait pas louper l'occasion de me faire regretter mon petit air de bêcheuse...
"Un type... Tu veux bien effacer ma photo, s'il te plaît ? Merci d'avance."
J'étais trop rentre-dedans. Il fallait que j'atténue ça d'une façon ou d'une autre, sinon...
"Dites donc Mademoiselle Myosotis. Est-ce des façons de demander ? On dirait qu'il y a des lacunes dans votre éducation."
Et mer... Ce que je voulais éviter !
Il jouait au dom, manquait plus que cela... Mon pseudo, son vouvoiement. Tout pour me déplaire. Comment pouvais-je avoir envie de lui par moment ? Il devenait parfois tout ce que je détestais dans le milieu. Et il le savait, en prime. C'était le pire. Il cherchait à me pousser à bout pour... Il voulait jouer avec moi ? Vraiment ?! Mais il ne m'avait rien dit depuis des mois... Pourquoi alors ? Il me paumait. Une fois encore.
Et j'étais obligée de me plier à ses règles pour avoir une petite chance d'obtenir gain de cause. Il me forçait la main. Je le traitais de tous les noms en obtempérant.
"Cher Monsieur Hadès, auriez-vous l'amabilité d'accéder à ma requête, s'il vous plaît ? En m'excusant encore pour le dérangement."
Je ne faisais que m'enfoncer. À me croire plus maligne. Mon sarcasme n'avait jamais fonctionné avec lui, pourtant. Je devrais le savoir depuis le temps...
J'essayais de passer à autre chose.
"Et sinon Gwenaël, tu vas bien, toi ?"
Avec un smiley sympa pour faire passer ma pilule...
"Je vais bien, je te remercie, Romane. Par contre, on ne s'excuse pas soi-même, c'est très malpoli. Et ton erreur d'inattention mérite d'être soulignée..."
J'allais encore m'excuser platement mais il me prit de court.
"À coups de canne... Imagine tu serais tombée sur quelqu'un d'autre que moi..."
Eh bien, j'aurais infiniment préféré, très cher. Plutôt que de devoir m'arranger avec toi. C'était évidemment faux mais bon, quand il m'irritait, ma mauvaise foi ressortait. Je me triturais les méninges pour savoir comment répondre. Sans succès. Il poursuivait.
"C'est pour ton bien. Tu seras plus attentive la prochaine fois, j'en suis convaincu."
Quel petit ***. Je me censurai. Je n'arrivais même plus à l'insulter correctement. Et j'étais sûre que tout cela le faisait bander. De l'autre côté de l'écran. Inarrêtable, il m'envoya un autre message.
"Tu te souviens où j'habite ? Je t'attends ce soir. On parlera de ta photo... Et d'autres choses. Si tu es sage, je l'effacerais (si c'est toujours ton souhait...).
N'oublie pas de mettre cette jolie culotte. Ne sois pas en retard. 20 h."
Il se déconnecta ensuite aussitôt. Sans me laisser le temps de refuser. De discuter, de tergiverser. Et surtout, d'être rassurée. Tellement certain que je viendrais ; et n'ayant pas vraiment tort non plus...
Je me détestais d'avance de penser à la soirée annoncée. L'idée d'expier ma légèreté, surtout sur ses genoux, me libérait déjà d'un poids... Après tout, c'était peut-être – sans doute ! – un bel acte manqué... Tout ça était uniquement ma faute ; je ne pouvais même pas blâmer un quelconque facteur d'une mauvaise distribution... C'était mon œuvre.
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