Éducation anglaise
Les cloches n'en finissaient pas de carillonner.
Meg enjambait à vive allure les détritus qui jonchaient les pavés. Elle avait abandonné l'idée de courir véritablement : elle perdait encore plus de temps à ramasser son chapeau qui s'amusait à se faire la malle dès qu'elle trottinait un peu plus vite.
La foule à cette heure de grande affluence l'avait convaincue d'abandonner la calèche pour se donner une chance que sa sortie ne soit pas ébruitée. Alors à mi-chemin, Meg avait joyeusement sauté hors de la voiture. Si elle n'avait pas été aussi pressée, elle aurait profité de cette liberté à pleins poumons, mais ce n'était que partie remise si elle réussissait à retourner à sa chambre discrètement.
Le cocher ne dirait rien, elle s'était assurée de son silence. Elle avait son affection, mais elle avait tout de même glissé une pièce par prudence. Il l'avait avertie : la porte des communs était close à cette heure. Elle s'était alors résignée à rentrer par le perron et la faible lueur des réverbères de la rue la mena merveilleusement à la poignée, sans trébucher.
Cornedebisouille, que je sois maudite si je me fais repérer.
Le couloir était plongé dans la pénombre, Meg se sentit en confiance. La lourde porte grinça en se refermant. Elle suspendit sa respiration comme si cela la rendrait invisible. Illusions et enfantillages !
Son frère sortit du salon avec le chandelier.
- Margaret, pour l'amour du Ciel, où étiez-vous passée ?
- Clarence ? Je croyais que vous seriez au club, ce soir...
- J'y étais. Norton s'est battu, il a écopé de jours de... pénalités. On a préféré prendre nos quartiers ici pour finir la nuit.
- Oh, je vois... Je ne vous dérangerais pas plus longuement alors. Mon Cher Frère, permettez que je me retire. Je meurs de fatigue...
- Faites donc... On reparlera de cela, demain, Meg...
- Bonne soirée, n'abusez pas trop...
Meg aurait bien continué ses recommandations encore un peu, toujours à renverser la vapeur, mais une silhouette bien trop connue se découpait dans cette demi-obscurité. Effectivement, George se glissa derrière son frère. Meg s'éclipsa aussi vite que possible, sans demander son reste. Arrivée, essoufflée, en haut des escaliers, elle resta quelques instants penchée à la rambarde, tapie dans l'ombre.
- Clarence, mon Ami, avec toute ma sympathie, votre sœur vous mène à la baguette. Vous ne lui rendez pas service en lui passant toutes ses lubies.
- La mort de nos parents l'a beaucoup affectée. Je préfère la voir ainsi qu'à se morfondre la tête dans ses ouvrages...
- Je ne me réjouissais guère non plus de la voir s'éteindre, mais là, il me semble que vous auriez pu être plus ferme. Déjà que vous l'avez retirée de pension...
- Vous pensez ? Je ne sais comment m'y prendre avec elle, ce n'est plus vraiment une enfant...
- L'âge où tout se joue, justement. Clarence, par pitié, reprenez-vous. Rentrer à la nuit tombée, si cela se savait ? Ce n'est pas digne d'une future Lady. Ne fait-elle pas son entrée dans le monde à la saison prochaine ?
- George, vous qui avez cinq sœurs, comment faites-vous ? Elle se referme comme une huître, dès que je tente de la sermonner. Savez-vous qu'elle a eu raison de son précepteur tantôt ? Il a démissionné dans la semaine. Il va falloir que j'en fasse quérir un autre. Plus résistant...
- Reprenez-le. Doublez ses gages s'il le faut. Sinon Margaret aura l'impression d'avoir gagné la guerre. Il avait de très bonnes recommandations ; c'est à sa jeune élève de plier et non l'inverse.
- Certe... Vous êtes bien plus sage que moi, en la matière. Sur le papier, c'est plein de bon sens, mais dans les faits, elle n'acceptera jamais. Même petits, elle a toujours eu plus d'opiniâtreté que moi. Vous parliez de guerre, vous ne croyiez pas si bien dire, ce combat, je n'ai pas le goût de le mener...
- Il le faudrait bien pourtant... Dans son intérêt, et le vôtre. Quel homme voudrait d'une herbe folle ?
Meg se renfonça contre le mur. Comment osait-il ? Dire qu'ils jouaient ensemble, enfants ! Des images de partie de chat perché, de cligne-musette et autres colin-maillard lui revinrent en tête. Elle, toujours à chercher la compagnie de son aîné et de ses camarades, l'été dans la campagne anglaise.
Elle reprit vite ses esprits, sentant le vent tourner, elle partit vers ses appartements.
- Rose, Rose, vite...
La bouille ronde et fatiguée, Mrs Rosemary Wipper arriva par la porte dérobée. Nourrice de son état, elle était restée au service de la famille et quand la petite Margaret avait grandi, elle était devenue chambrière, confidente, dame de compagnie ; peu importe le tablier pourvu qu'elle continue à veiller sur la jeune fille, qu'elle considérait comme la sienne.
- Comment vous êtes-vous mise encore ? Miss... Vraiment...
- Je sais, ma bonne Rose, je sais... Pardon... Je ferais plus attention mais par pitié, vite, ôte-moi tout... cela...
- Cette enfant va me rendre chèvre. Vraiment...
Par chance, le feu crépitait encore dans la cheminée, l'eau fut bientôt chaude. Rose aida Meg à se défrusquer, elle empila les habits, crottés, doutant du pouvoir de Mary, la petite lavandière. Il faudrait songer à faire confectionner d'autres tenues, fort heureusement, ce n'était pas les plus belles. Elle s'abstint à demander des explications : Meg avait une bonne imagination et surtout l'impression désarmante de ne jamais mal agir. La connaissant, elle était probablement allée visiter des pauvres dans des quartiers peu recommandables. La joie vibrante dans la voix de Meg lui racontant l'histoire aurait fini de l'inquiéter, elle préférait ne rien savoir. Meg ne pouvait se contenter d'une toilette de chat avant d'aller au lit, Rose s'en assura avant de lui passer une chemise de nuit propre.
Si Meg n'avait pas fui, elle aurait entendu son frère reprendre pensivement la phrase de son ami.
- Quel homme voudrait d'une herbe folle ? Est-ce mal si je pense que ça décrit bien Margaret ?
- Non, mon Ami, tranquillisez-vous. En revanche, essayez de dompter sa nature. Donnez-lui un... tuteur.
- La partie doit probablement recommencer... Venez George. Vous en aviez tellement envie. Quant au reste, je vais y songer...
Mais George doutait de la résolution de son compagnon. Si Clarence se révélait être un excellent administrateur des terres fraîchement héritées, sa gestion de l'éducation laissait à désirer, et il n'attendait qu'une chose : sa majorité, afin que l'épineuse question revienne à quelqu'un d'autre. C'était la seule lâcheté qu'il se permettait, et George, qui l'avait toujours admiré pour sa droiture et sa justesse, en était blessé. Il essayait d'être indulgent car son ami portait encore le deuil, mais sa magnanimité n'était pas sans limite.
- Clarence, me permetteriez-vous, je vous prie, d'aller visiter cette jeune personne ? Afin de lui faire entendre raison ?
Une partie de cartes, il y en aura d'autres, ne vous en faites pas pour moi. Et puis, c'est surtout vous qui en aviez envie...
George sentit la faille, son ami était tenté d'accepter.
- Je vous promets sur ce que j'ai de plus cher que son honneur sera sauf. Et le vôtre avec.
La tournure solennelle que prenait la conversation acheva les réticences de Clarence. Il se mit à rire nerveusement.
- Allons mon Ami. Vous avez toute ma confiance, trêve de promesse. Faites donc, si cela vous chante. Je crains seulement que vous reveniez bredouille.
- Ne vous en faites pas pour moi, mon Cher. Puis-je aller dans le bureau ? Elle y est toujours, n'est-ce pas ?
Clarence frissonna, en acquiesçant. Peut-être qu'effectivement, Margaret entendrait raison.
"Toc, toc."
- Ma brave Rose va ouvrir. Je ne suis là pour personne. Pas même mon frère. Demain est un autre jour, je le verrai alors.
- Pardon, Miss...
Meg allait s'allonger enfin après cette journée éreintante, Rose venait d'enlever le chauffe-lit, les draps étaient des plus accueillants, quand elle se retourna pour comprendre l'objet de ces excuses.
- Sir George, Miss...
- Pardonnez à cette brave Rose, je lui ai quelque peu forcé la main. Bonsoir Margaret.
Margaret poussa un cri suraigu et s'enveloppant prestement de sa robe de chambre. Était-ce l'individu ou bien l'objet qu'il maintenait près de lui qui l'avait effrayée le plus ?
- Grands Dieux, George ! Que... Votre présence ici n'a rien de convenable.
Meg recouvrant ses mots, affûtés et opportuns, elle retrouva son port de tête altier. George sourit.
- Il n'y a rien de risible. Veuillez sortir.
Meg chercha des yeux Rose, mais celle-ci sur conseil du Comte s'était effacée sans un mot. Elle était seule. Elle était rarement seule. Sans chaperon, en outre. Feue Sa Mère en aurait succombé. Elle battit des cils, se promettant de ne pas pleurer devant George.
- Rien de risible, dites-vous ? Venant d'une enfant, revenant de la ville, à la tombée de la nuit, toute crottée ? Une future Lady, paraît-il ?
Meg ouvrit la bouche, pour la refermer aussitôt, trop indignée pour parler. Elle retenta sa chance, après quelques instants.
- George, je vous prie de quitter immédiatement ces lieux. Retournez boire en bas, et ne revenez pas me dire si vous m'y avez vue.
Meg lui tourna le dos, espérant le fâcheux incident clos. Mais George prit place dans le fauteuil non loin du lit. Prenant ses aises, il croisa ses jambes, posant sa cheville droite sur son genou gauche. La canne était en équilibre sur ses cuisses.
- Voyez-vous, Chère Margaret, j'ai un petit embarras. J'ai juré de venir en aide à votre frère, à la mort de vos parents.
Meg pinça ses lèvres, retenant encore son chagrin. Insensible, George poursuivit sa diatribe.
- Et pour l'instant, il me semble que seule votre éducation lui pose question. Que feriez-vous à ma place, alors ?
Elle se retourna pour lui faire face.
- Vous êtes toujours là ? Eh bien, je suppose que si j'étais un gentleman éduqué et digne de ce nom, je n'importunerais pas une Lady.
Meg évita soigneusement deux sujets : qu'elle soit devenue orpheline, et qu'il soit venu avec une canne. Meg était l'un des rares enfants à n'y avoir jamais goûté, sa mère, légèrement avant-gardiste, considérait que ce n'était pas des manières d'élever sa fille, et Meg comptait bien honorer le souhait maternel. Bien sûr, son père l'avait menacée une fois ou deux d'un tel châtiment, mais l'exécution n'avait jamais suivie. Elle avait appris par des indiscrétions des domestiques que son frère l'avait subie quelques fois, ainsi que quelques uns de ses amis, lorsque leurs âneries les avaient parfois mis en danger, mais Meg, à vrai dire, elle ne l'avait même jamais vue de près, elle savait seulement qu'elle était dans le bureau de Feu Son Père, et cela lui suffisait bien.
- Tranquillisez-vous, Chère Margaret, je ne compte pas m'éterniser. Les cartes m'appelleront bientôt. Et puis, il ne tient qu'à vous que cela soit court.
Ces phrases sybillines ne lui disaient rien qui vaille.
- Eh bien, Monsieur, si vous me faites cet honneur, je vous redemande de sortir.
- Miss Margaret, accepteriez-vous de reprendre votre précepteur ? Et de vous comporter comme une jeune fille de votre rang ? Sage et bien élevée ?
Meg rougit, autant de honte que de révolte.
- Au risque de vous surprendre, tout ceci ne vous regarde pas. Et pour votre information, mon précepteur a pris congé... disons pour incompatibilité d'humeur. Maintenant je doute que mon frère apprécie votre venue dans mes appartements, je ne vous retiens pas.
- Au risque de vous surprendre, Mademoiselle, j'ai sa bénédiction.
- Vous plaisantez ?
- En ai-je l'air ?
Effectivement, George avait l'air le plus sérieux du monde. Meg se décomposa, fixant la canne. N'était-ce qu'une menace ? Comme lorsqu'elle était plus jeune ? Clarence devait vraiment se sentir dépasser pour autoriser une telle chose, la peine devait lui peser plus que Meg l'avait vu. Elle compatit quelques instants, avant que sa peine ne se transforme en colère.
- Dites à mon frère que s'il tient à... me battre, qu'il ait au moins le... courage de le faire lui-même. Maintenant, descendez. Ou allez où bon vous semble, et restez-y !
Je ne vous raccompagne pas. Vous connaissez le chemin.
George resta impassible. Immobile.
- C'est le genre de scène que vous donniez à votre pauvre précepteur ? Pas étonnant qu'il soit parti.
- Je sais lire, compter. Peut-être même mieux que vous, si cela est. Je trouve tout ce dont j'ai envie dans la bibliothèque. Quel besoin ai-je de subir les leçons d'un vieux barbon ?
George ne répondit pas. Meg tordit ses mains, jetant un œil vers la porte dérobée. Elle était tentée de trouver refuge auprès de Rose, mais même elle ne s'était pas interposée, elle avait pourtant dû bien apercevoir la canne, cautionnait-elle tout cela finalement ? Au moins, à titre dissuasif ?
Meg était perdue, elle s'assit sur son lit, à deux doigts de s'y installer franchement. George se découragerait bien. Les cartes, l'alcool, peut-être même une maison close, l'appelleraient hors de sa chambre. Et à courir dans toute la ville avec des souliers peu habitués à ce genre de traitement, Meg n'aspirait qu'à une chose : dormir. Bien sûr, de l'étage, on entendait le rire sonore de ces messieurs du rez-de-chaussée, mais elle avait le sommeil lourd depuis toujours. Il se lasserait. Et elle fermerait l'œil. Seules les conventions la retenaient encore, un peu. Elle hésitait.
- Facilitez-nous la tâche, voulez-vous ? Soyez raisonnable et je m'en irais. Je n'irais même pas me vanter de savoir vous faire changer d'avis. Reprenez votre précepteur, comportez-vous en Lady, et attelez-vous gentiment aux préparatifs de votre bal des Débutantes. Ainsi, vous pourriez aller dormir et moi, retourner m'amuser.
- Monsieur, je crains de devenir grossière si je vous réponds. Vous êtes prévenu.
- Essayez donc pour voir, Miss Margaret. Je serais curieux de voir cela.
Il tapota la canne. Meg se demanda si c'était un message ou bien un geste machinal, peu au fait de ces jeux de pouvoir. Depuis sa plus tendre enfance, elle avait pris l'habitude de voir ses souhaits prestement exaucés, et pour les cas exceptionnels où elle n'obtenait pas aussitôt satisfaction, elle avait appris la magie de la répétition et de la patience. Si bien qu'au bout du compte, rares étaient ses désirs insatisfaits. Meg n'était plus en terrain connu, et encore moins conquis, face à cet homme obstiné. Plus elle ouvrait la bouche, plus elle s'embourbait.
- George, Très Cher, les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures, vos professeurs ne vous l'ont-ils pas enseigné ? Veuillez à présent, me laisser dormir, et ne plus...
- Vous avez entièrement raison. Il est ridicule de n'utiliser que des mots quand j'ai une canne. Je le faisais par affection pour vous, mais vous ne semblez pas être très encline à l'entendre. Miss Margaret, veuillez vous lever et vous pencher sur votre lit, je vous prie.
- George ! Brisez là. Vous n'êtes qu'un...
- Un ?
George, le sourcil relevé, la défiait de finir sa phrase. Meg n'était pas être à renoncer à la première remarque.
- Un goujat. Parfaitement ! J'en toucherais deux mots, à Madame Votre Mère. Elle m'aime beaucoup, je suis certaine qu'elle ne vous appuiera pas sur le sujet.
- Faites donc, je lui raconterais comment je vous ai sortie du lit pour vous corriger, car vous étiez trop butée pour présenter vos excuses à votre précepteur.
- George...
- Margaret.
- Vous n'allez le dire à personne, n'est-ce pas ?
- Moi, naturellement, non. C'est vous qui avez envie que cela se sache, non ?
- Je vous en prie, George. Mon frère a eu un moment... d'égarement, en permettant cela. Votre présence est inconvenante. Si cela se savait, je serais perdue...
- J'ai promis à votre frère de vous épouser si cela pourrait sauver votre honneur.
Une grimace de dégoût déforma la petite bouche rose de Meg. Comment une toute petite promenade pouvait autant déraper ?
- C'est que je vise un Duc ou un Prince, Monsieur. Ne vous vexez pas, mais je doute que votre lignage m'apporte ce que je cherche.
- Vous ne cherchez que la canne pour le moment. Et même s'il n'y a point de sot métier, même un palefrenier pourrait s'en charger. Ma patience est à bout, Chère Demoiselle. Je crains de devoir venir vous tirer du lit, en personne.
- N'approchez pas... ou je crie !
- Et nous revoilà au problème de la discrétion. Il va falloir vous décider, voulez-vous que cela court dans toute la ville, ou non ?
- George... Je... Parlons-en demain, je vous en prie.
- Je note l'évolution de votre pensée, Ma Chère. Bientôt, vous arriverez à me dire que vous serez gentille avec votre professeur, ne vous en faites pas.
Joignant le geste à la parole, il se leva. Meg retint son souffle, une manie chez elle. Un réflexe archaïque, jouer au mort pour éviter le danger. Malheureusement pour elle, George, n'avait rien du prédateur qu'on pourrait mystifier ainsi. Il s'avança dangereusement. Elle traversa son édredon à quatre pattes, pour ensuite bondir du lit, tel un cabri. Au diable la pudeur ! Meg avait du reste gardé sa robe de chambre, les apparences restaient sauves. La couche comme frontière entre les deux sujets, elle se sentit aussitôt protégée. Provisoirement.
- Ne faites pas l'enfant. Qu'est-ce que quelques coups de canne ? Une petite douleur ? Une mémoire dissuasive ? Rien, en somme. Soyez un peu courageuse.
- Moi, vivante, ma peau ne rencontrera jamais cet objet de malheur. Je vous le garantis, Monsieur !
- Vous voulez parier, Miss ? Je vous préviens, chaque prochaine tentative d'évitement sera sanctionnée. Comme vous l'avez souligné, il fort tard, je préférerais être devant un whisky que de corriger une gamine qui joue au forte tête.
- Retournez donc en bas vous abreuver. Et cessez vos enfantillages alors ! J'y ai échappé toute mon enfance, qui croyez-vous être pour essayer ?
- C'est que j'ai le sens du devoir, Très Chère. Vous fustigiez la lâcheté de votre frère, mais je ne peux que constater votre couardise.
- Je ne peux m'y résoudre.
- Eh bien, je vous y contraindrais.
- Tout mon être s'y refuse. Ne faites plus un pas de plus, sinon je vous... mordrais...
Meg mit sa main devant sa bouche, choquée par ses propres propos. Bien sûr qu'il lui donnait envie de griffer son beau visage, beaucoup trop sûr de lui, mais une Lady ne pouvait pas dire ça.
- Des menaces... originales à présent. Le préambule n'a que trop duré.
George, en quelques enjambées, fit le tour du lit dans l'autre sens. Il n'était qu'à trois pas d'elle, Meg s'en rendant compte, prit le premier objet et le lança dans sa direction. Agile, il l'évita facilement. La soucoupe alla s'écraser contre le mur derrière lui. Son audace lui fit froncer les sourcils.
- Il suffit maintenant ! Ne vous avisez pas de recommencer.
Meg regarda sa table de chevet : il n'y avait plus qu'un livre. Scandalisée, elle railla.
- Jamais, je n'abîmerai un livre pour vous, il faudrait être fou pour jeter un livre...
- Oui, alors que de la porcelaine... Approchez, jeune Lady.
Il se recula quelque peu pour l'inviter vers le bas du lit à se pencher sur la courtepointe. Se sentant acculée, Meg utilisa son dernier recours, puisque Rose ne la sauverait pas.
- George, vous n'y songez même pas ! Je... Je ne négocie plus : sortez ! Ou j'appelle... Je vous préviens, je sonne Alfred.
Meg fit un pas vers le guéridon où la cloche trônait en évidence, elle se demandait comment elle n'y avait pas songé plus tôt, le majordome mettrait fin à cette pantomime, elle en était convaincue. George la rejoignit avant qu'elle ne se saisisse de l'objet, il la ceintura puis la bascula sur son épaule. Meg cria autant de surprise que de contestation.
- Cette manie de vouloir rameuter le quartier risque de vous valoir plus de désagréments que vous ne le croyez, pesta-t-il essoufflé.
George ne la lâcha qu'une fois arrivés sur la couche. La plaquant fermement contre les draps, il entreprit de se dégrafer. Effrayée par les cliquetis dans son dos, Meg se débattit comme une belle diablesse. Elle se croyait définitivement perdue, et obligée de l'épouser. Elle pensa à ses chers parents, elle préférait les rejoindre sans délai, plutôt que de subir cet affront.
- George ! S'il vous plaît, vous ne pouvez pas...
- Vous me peinez, Meg, si vous pensez que je puisse être ce genre d'homme. La canne ne semble pas à votre goût, peut-être préférez-vous la ceinture ?
Meg se cabra, mais ses mouvements étaient totalement contenus. George était une camisole vivante, et punisseuse. Il n'eut aucun état d'âme à abattre sur la croupe offerte, le ceinturon plié en deux. Meg sut pourquoi elle criait cette fois. Surtout lorsque, après quelques coups, George entreprit de relever sa robe de chambre, accédant ainsi à sa chemise de nuit. Meg rua de plus belle, mais à peine réussit-elle à le griffer. Il jura. Elle se permit même de le reprendre sur ses manières.
- En voilà un vocabulaire, Monsieur.
- Je suis malheureusement certain de ne pas être le premier à vous l'apprendre.
Meg se renfrogna, concentrant son énergie dans sa dérobade. George renforça sa prise.
- Je consens à m'arrêter là, si vous me promettez d'être raisonnable.
- Allez donc au diable. Et restez-y.
- En voilà des manières, jeune fille.
George continua l'effeuillage. Même si Meg n'était pas assidue au cours de bonne tenue, elle aurait mis sa main au feu que seul son époux aurait le droit de voir ses dessous. Elle s'affola.
- George, je vous en prie. Imaginez-nous mariés ? Il y a de quoi devenir aliénés.
- Votre sollicitude me touche. Ne vous en faites pas pour moi, je suis solide.
Il continuait à la tourmenter. Son arrière-train ne la brûlait même plus. C'était son amour-propre qui était touché. Elle avait cessé de s'escrimer à se défendre, un geste et c'était sa peau nue qu'il verrait, elle n'osait y songer, alors elle s'était figée.
Enfant, Meg s'amusait mentalement à dessiner sa vie auprès d'amis de son frère qu'elle côtoyaient à l'occasion. Bien sûr, George faisait partie du tableau, et elle s'était parfois surprise à guetter en grandissant une attention qui jamais ne venait. Bien loin de ses rêveries, plus âgés, son frère en tête, les gamins s'amusaient parfois à ses dépens. Elle s'était alors instruite dans l'art et la manière de clouer le bec aux garçons, de courir plus vite qu'eux, de monter aux arbres plus haut qu'eux, se persuadant que, si elle devenait meilleure qu'eux, elle pourrait même échapper à la tutelle des hommes qui ne la renvoyaient qu'à des histoires de chiffons, et autres broderies. Sa mère, avait persuadé son tendre époux de lui laisser l'éducation de leur fille. Elle avait alors toujours pris soin de lui inculquer en douceur les usages implicites l'air de rien, la conviant à toutes ses occupations ; elle se moquait pas mal que ce fût ou non la place d'une enfant. Et Meg, curieuse, ouvrait grand ses yeux et ses oreilles, retenant tout presque malgré elle. Et puis au pensionnat des filles, le contrôle s'était fait moins complaisant, insistant sur l'inéluctabilité du mariage. Évoluant ainsi pendant des années parmi les femmes, Meg s'était peu à peu résolue à apprendre d'elles par mimétisme, laissant au placard ses envies de courses folles à travers champs. Ayant l'image d'un père, comme une autorité ferme mais discrète qui ne jamais l'avais étouffée, elle espérait secrètement qu'un double de lui lui demanderait un jour sa main, ou du moins, qu'il aurait la même prévenance. Sur le continent, un Israélite prétendait qu'on épousait malgré nous ses parents, Meg n'entendait lui donner tort. Elle s'accommoderait fort bien de cette vie, elle y serait peut-être heureuse. Hélas, depuis l'enterrement, à nouveau entourée d'hommes, Meg avait du mal à s'habituer à la différence de traitement due à un hasard du Ciel. Si sa jeunesse parmi des représentantes du beau sexe l'avait convaincue de l'utilité de l'homogénéité pour préserver une bonne harmonie en société, le fossé entre les sexes lui apparaissait à présent plus insupportable que dans son enfance. Son humeur oscillait entre chagrin d'être orpheline et révolte contre tout ce qu'on avait tenté de lui inculquer. Alors maintenant que la peine ne l'anéantissait plus autant, elle sortait parfois en catimini, prenant parfois une jeune domestique avec elle pour compagnie. Son départ n'étant de toute façon remarqué qu'à leur retour, elle avait bien entendu le droit à quelques réprimandes de la part de son frère, mais elle recommençait ses exploits dès qu'un moment de liberté se présentait. C'était toutefois la première fois qu'elle fût partie seule, aussi longuement et surtout dehors à cette heure tardive, elle avait mal calculé son coup, voilà tout. Cette émancipation clandestine avait des trous dans la raquette, elle devrait en raccommoder le maillage. Toutefois ses jolis plans risquaient de tomber à l'eau si elle était contrainte d'épouser George. Elle était prête à parier qu'il ne serait pas aussi de bonne composition que l'homme de ses espérances.
La voyant perdue dans ses rêvasseries, subitement muette, George cessa de la supplicier.
- Se pourrait-il Demoiselle que vous soyez devenue sage ?
Sortie de ses nuages, elle chercha à arranger sa mise, par automatisme, par fébrilité.
- Pitié George... Je n'en puis plus...
Meg ne sentait plus sa chair picoter depuis de longs instants, comme si la douleur annihilait la douleur, telle une ronde vicieuse. Elle ne s'était même pas rendu compte qu'elle avait pleuré, le sel sur ses lèvres la détrompa. Elle ne pouvait décidément pas se retourner et offrir à George cette mine. Meg conservait une dernière pudeur, enfouissant son visage dans ses bras.
- Permettez-moi de prendre cela pour un oui, Miss.
George se releva, réajusta sa tenue, et se receintura. Il jeta un œil presque navré à la jeune femme encore étendue sur le lit. Il n'avait pas eu la prétention de croire cela facile, mais il ne s'attendait pas à ce qui venait de se dérouler. Il ne savait qu'en penser. Il aurait bien le temps de remettre ses idées en ordre, pour le moment, il savait bien que Meg ne capitulait qu'à titre provisoire, il devait à tout prix colmater la moindre brèche, ou bien elle s'y engouffrerait sûrement.
- Debout, jeune fille.
Meg sursauta. Elle attendait son départ pour se glisser sous ses draps. Que lui voulait-il encore ?
- Cessez donc de lambiner. Dois-je vous aider ?
Comprenant qu'elle n'échapperait à cette ultime humiliation, Meg se résigna.
- Retournez-vous, je vous en conjure.
George fut tenté de refuser, mais peut-être qu'à cette heure tardive, il fut enclin à une certaine indulgence, toujours fut-il qu'il obtempéra. Meg profita de sa chance pour se remettre sur ses jambes, aussi prestement que la fatigue lui permit. Elle défroissa sommairement sa chemise et renoua sa robe de chambre, essuyant ses joues au passage, remerciant que les manches bouffantes pourraient cacher ses larmes, dans les plis du tissu. Après quelques instants, n'entendant plus que le souffle irrégulier de Meg, George se permit de lui faire à nouveau face. Il fit un pas vers elle, elle puisa dans ses dernières forces pour rester stoïque. Son instinct s'époumonait à lui dire de battre en retraite, mais elle tint bon. George lui prit le menton entre les doigts pour planter ses prunelles dans les siennes. Meg sentit sa poitrine se serrer.
- Vous saignez... Je suis confuse.
- Je me suis battu avec un fauve...
- On ne vous a jamais dit de ne pas approcher les bêtes sauvages ?
- À vaincre sans péril...
Meg esquissa un petit sourire. George lui rendit.
- Demain, à la première heure, vous rédigerez une lettre d'excuse pour votre professeur. Ne me forcez pas à revenir, Margaret. Cette fois, ce sera la canne et tous vos mots n'y pourront rien. Je vous l'assure.
- Adieu George.
George appela Rose avant de quitter la pièce, avec la canne. Meg avait très claire, elle ne voulait plus le voir, mais elle avait besoin d'être consolée, sa brave nourrice saurait trouver les mots. George sortit le sourire aux lèvres, bien qu'exténué : la satisfaction du devoir accompli. Dans ses pensées, il faillit percuter Clarence qui écoutait vraisemblablement à la porte. L'œil interrogatif de son ami le poussa à la justification.
- C'est que je m'inquiétais...
- Il ne faut plus. Vous pouvez rappeler son précepteur. Elle accepte. Et aucunes noces ne seront à célébrer.
Clarence ne fit aucun commentaire. Ni sur le raffut étouffé qu'il avait saisi à travers la porte, ni sur le mouchoir rougissant que George tapotait sur sa joue.
Ils descendirent en silence, ils avaient besoin d'un verre. Voire la bouteille !
Commentaires
Enregistrer un commentaire