Faits d’hiver
« Madame, madame ? »
« Une ambulance … »
« Appelez une ambulance ! »
Un drap sur mon visage. Dernière image.
Il y avait des jours comme ça où l'on aurait mieux fait de rester couché.
La journée n'avait pourtant pas mal commencé.
Elle présageait une journée comme les autres, banale !
Pas banale, dans le sens où vous pourriez le comprendre.
Personne ne m'avait motivée à me lever ce matin-là, personne ne m'avait préparé avec amour un jus d'orange fraîchement pressé, personne ne m'avait souhaité une bonne journée en partant de chez moi. Même un quelqu'un avec un air absent ou préoccupé déjà par les mille choses à faire. Et personne ne m'avait embrassée avant de claquer la porte.
Mes journées étaient solitairement banales.
Comme d'habitude, j'avais joué à l'automate.
Mon réveil avait sonné, d’un bond forcé je m’étais levée et j'avais fait chauffer de l'eau avant de filer prendre ma douche.
J'avais enfilé une jupe et un café.
Puis j’avais consciencieusement fermé ma porte à double tour avant de descendre, tranquillement, les escaliers de l’immeuble.
J’avais patienté quelques minutes, dans la fraîcheur hivernale. Le tramway était arrivé.
J’avais grimpé dans la rame de justesse, ayant courtoisement laissé passer une dame avec sa poussette.
Comme d'habitude, à cette heure-ci, non seulement plus de place assise, tout simplement plus de place du tout. Tout le monde adressait des prières muettes pour que le maximum de passagers descendît aux prochains arrêts. Prière vaine comme tous les jours.
Pas naïve au point de croire que je pouvais agir sur la réalité des choses, je ne m'embarrassais plus de ces demandes silencieuses. Je préférais garder mon énergie pour des actions utiles.
Personne ne parlait, ou peut-être seulement un groupe de jeunes assis au fond qui se racontaient des histoires visiblement drôles aux dépens d'un de leur camarade.
La plupart des gens tentaient de ne pas tomber sur leurs voisins à chaque coup de frein ou d'accélérateur ou lors d’un changement de direction.
Personne ou presque ne s'excusait vraiment lorsque les usagés se bousculaient comme des dominos.
Ceux qui ouvraient la bouche parlaient du bout des lèvres. Un vague « désolé » se murmurait et l'incident était considéré comme clos. Après tout ce n'était pas leur faute s'ils s'écrasaient et puis ils faisaient quand même l'effort de réfréner une collision trop brutale.
J'étais pressée de toute part, ayant l'impression d'être invisible mais pourtant gênante.
Curieuse sensation !
Errance de mes pensées, je me souvenais alors de l’invité de la matinale à la radio ce jour-là. Il s’agissait d’un docteur, gourou du tyranniquement sain, qui chantait encore une ritournelle exagérément optimiste : ne mangez pas n'importe quoi, faites du sport modérément et tout irait bien dans le meilleur des mondes. Le journaliste avait clos l'interview en donnant les références du livre commis par le médecin, livre à acheter à tout prix puisque beau message d'espoir.
Coup de frein brutal. Terminus tout le monde descend. Il y avait encore énormément de passagers et je pensais que je n’aurais pas su sortir à un autre arrêt, tant il est délicat de s'extirper d’une masse grouillante de monde.
La journée était passée comme toutes les autres. D’une lenteur affolante au début et la masse de travail s'accumulant sur la table, d'une rapidité vertigineuse.
« Mademoiselle, il faut impérativement refaire le compte-rendu de ce matin en y ajoutant les correctifs mentionnés durant la réunion du service Gestion des risques !
- Je m’y mets tout de suite ! »
« Mademoiselle, je veux ce papier dans trente minutes ! C'est urgent !
- Bien Monsieur ! »
« Mademoiselle, le mémo pour demain, il me le faut avant ce soir !
- Ce sera fait Madame, comptez sur moi ! »
« Mademoiselle, s'il vous plaît le diaporama pour la réunion de mardi ! Je sais que vous avez beaucoup de travail mais c'est une priorité. La compta doit l'avoir dans une heure pour le valider !
- D'accord, je le descends dès que j'ai fini pour voir avec eux, en personne.
- Non, ce ne sera pas nécessaire, faites-le par mail ce sera plus simple. Ne perdez plus votre temps à vous déplacer, enfin ! »
À 18 heures précises, j'avais par miracle – non « pas par miracle », il s’agissait uniquement du résultat d'un travail rationnel avec optimisation quasi parfaite de mon temps –rendu tout mon travail et préparé le chantier pour le lendemain matin qui risquait fort d'être un prolongement de cette journée écoulée.
Avant d'éteindre mon ordinateur et de sortir pour rentrer chez moi, je vérifiai une dernière fois mes courriels consciencieusement.
À raison, puisque mon chef direct m'en avait envoyé un.
Il m'indiquait que le diaporama était en fin de compte inutile mais me remerciait tout de même de mon efficacité. Il ne s'agissait là que d'un classique.
La direction savait mieux que nous ce dont elle avait besoin, même si elle prenait ses décisions tardivement, elle prenait nécessairement les bonnes.
En sortant du bâtiment, l'air froid hivernal saisit mon visage.
Je venais de louper mon tramway. Il passa devant moi, comme pour me narguer.
Je me souvins alors d’un colloque obligatoire, imposé par l'entreprise.
Le coach de vie ou de bien-être, je ne sais plus exactement, nous avait appris qu'il ne fallait pas attribuer des sentiments humains aux êtres inanimés. Cela ne faisait que rendre malheureux, et qui avait envie d'être malheureux ? Il nous avait dit encore qu'il fallait trouver dans chaque malheur une opportunité. Cela faisait partie des clefs du bonheur. Et qui n'avait pas envie d'être heureux ?
Je décidai alors de rentrer à pied, la nuit venait de tomber mais ça ne me gênait pas.
Je ne fais pas partie de ces filles qui ont peur de rentrer chez elles le soir, peur d'être agressées, peur d'être trop visibles. Celles qui ne savent pas qu'en s'évertuant à être invisibles, elles n’en deviennent que plus distinctes. Seuls les gens invisibles par nature, et quelques rares caméléons, savent être transparents.
Je n’ai pas ce problème. Je suis invisible, je le sais. J'ai accepté la dure réalité des choses, sans broncher. D'ailleurs, dure la réalité ne l’est pas. Elle est ce qu'elle est, ni plus, ni moins.
Je m'arrêtai quelques minutes sur le pont. Le monde ne s'était pas arrêté de tourner.
Je regardais les voitures passer à toute vitesse. Les gens étaient toujours nécessairement pressés, dans ce monde qui n'en peut plus d'aller vite.
Je n'y avais jamais prêté attention jusqu’alors mais ça avait un certain charme, tous ces phares de voitures mêlés aux lumières des lampadaires. J’avais levé les yeux un instant pour admirer le ciel, pour la première fois depuis des années.
Je m’étais dit qu'une certaine beauté était cachée un peu partout. Qu'on la remarque enfin quand on s'arrête un moment, hors de ce monde d'insensés.
« Attention ! »
La sensation de voler, de trop courtes secondes avant de retrouver brutalement la terre ferme.
Ma tête heurta le bitume violemment.
Un passant affolé.
« Une ambulance … »
« Appelez une ambulance ! »
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