Lavidavan
Pour Alice.
La vie d’avant, j’en ai rêvé ! D’ailleurs, à force d’en parler comme si c’était quelque chose d’imminent, les mots, vacillants, en perdaient leurs espaces, petit à petit. Comme nous perdions notre espoir. La vie davant. La viedavant. Lavidavan.
Un gri-gri, une formule magique, un slogan.
Les mots ne voulaient plus rien dire. On nous disait que l’économie se relançait, la croissance revenait, tandis que les économistes nous annonçaient un début de récession.
On nous disait qu’il fallait être heureux, que nous étions plus forts que les crises et dans le même temps, ils cadenassaient tout. Petit à petit.
Ceux qui ont osé émettre des objections, et autres réserves, ont fini en prison. Paraît-il que certains s’y seraient suicidés, d’une balle dans la nuque.
Ne plus penser. Ne plus réfléchir. Simplement pour vivre. Ne pas tourner fou.
Et puis un jour, la situation s’était améliorée. On ne sait comment. On n’a pas demandé. Nous étions devenus de gentils petits moutons. Et ô miracle, nous ne bêlions même pas. Gentils petits moutons. Silencieux.
Lavidavan, Malou ne connaîtra jamais. Malou n’est plus.
Avec Phil, nous sommes dans la maison familiale, elle est à vider. Les restrictions avaient encore cours, à l’époque, mais pour cause de décès, nous avions le droit de circuler plus normalement.
Et c’est là que je l’ai vu.
Après plusieurs jours dans la poussière, à trier et jeter vêtements, papiers et livres, je l’ai vu.
Méthodiquement, nous avions commencé par la chambre à coucher. Les armoires pleines de fringues. Puis la table de nuit, plus intime. Une fois notre office rempli, la pièce était en ordre comme jamais elle ne l’avait été. Ça faisait drôle. Les meubles resteraient encore pour quelque temps … Combien, d’ailleurs ?
On n’avait pas le temps de trop s’attarder. Pas le temps de s’effondrer. Pas le temps de réaliser, non plus. Malou n’était plus là pour ranger ses affaires. Nous devions simplement le faire. Personne ne nous soulagerait de cette tâche.
Au salon, nous avons alors continué notre besogne. Parfois, on se parlait. Échanger quelques souvenirs. Mais la plupart du temps, on travaillait en silence. J’avais fait un tas différent des deux autres : j’y entreposais les choses pour lesquelles je ne savais pas s’il faudrait les emmener à la déchetterie ou bien si elles avaient une quelconque utilité. Phil passait ensuite les classer comme bon lui semblait. Avant chaque passage à la benne, Phil vérifiait tout le tas à jeter. Rien n’était laissé au hasard.
La maison se vidait petit à petit. On aurait le temps de pleurer plus tard. Pour cause de crise en voie de guérison, la crémation était prévue dans une semaine. Le corps serait plongé dans un bain en attendant. Les autorités avaient demandé aux meilleurs scientifiques du moment de créer une solution chimique pour protéger les citoyens encore vivants du risque que les cadavres étaient susceptibles de faire encourir à la société. Les détails techniques étaient tus. Ils savaient mieux que nous. Nous le comprenions aisément.
La bibliothèque du salon paraissait bien vide. Malou n’aimait pas les hommes, elle avait ses livres. Ça faisait drôle. Un sapin dépouillé de ses aiguilles. Une ride passa sur le front de Phil. L’orage grondait dans ses yeux. La maison de son enfance complètement défigurée par nos soins. Avec méthode. La tempête se calma et nous reprîmes.
Et c’est à ce moment-là que je l’ai vu.
Je dois avouer l’avoir gardé pour moi. Je ne l’ai mis dans aucun tas. Je ne voulais pas courir le risque que Phil décrétât sa place à la poubelle. Je lui aurais obéi : privilège des aînés. Je n’aurais sans doute pas eu le courage de protester. Même poliment. Les crises apprennent la docilité.
Le soir, dans le secret de la nuit, je me blottissais dans ce lit où j’ai si souvent dormi, enfant. Phil dormait dans la chambre d’à côté. Je rallumai la lumière. Seulement la lampe de chevet. Si Phil le savait, j’entendrais son couplet sur le nécessité de ne pas gaspiller l’énergie. Ce n’était pas moi qui réglais les factures.
Heureusement, personne n’en a jamais rien su.
Malou avait connu la guerre. La vraie. On n’en parlait jamais. Pudeur ou envie d’oublier. Un peu des deux, je pense. Quand je l’ai vu, j’ai aussitôt eu les larmes aux yeux mais je devais donner le change pour Phil. Alors j’ai prétexté la poussière pour aller prendre un peu l’air et surtout bien cacher ma prise. Je ne savais pas réellement ce que j’avais déniché et ce que j’allais y trouver. Je n’avais pas le temps de m’y attarder. Pour le moment.
Je savais simplement que c’était suffisamment important aux yeux de Malou pour l’avoir caché entre deux planches dans la bibliothèque. C’était un être un peu fantasque certes, mais je pressentais quelque chose de marquant.
J’avais raison. À la lueur de ma lampe de chevet, je sortis ma prise de guerre, silencieusement. Pour ne pas réveiller Phil.
C’était un carnet. Rien d’original quand on vidait une vieille maison, finalement. L’écriture de Malou rendait cela sensible. Juste une banale valeur sentimentale.
Jeune, Malou avait vécu les bombardements. Son carnet datait de cette époque. J’essayais de l’imaginer enfant, plein de rêves dans la tête. Griffonnant dans un abri anti-aérien. Le carnet ne contenait que très peu de mots. C’était surtout des dessins. Sans doute qu’être enfant de la guerre avait influencé son ambition et ses aspirations. J’en aurais mis à ma main à couper. Le trait de crayon était assuré, à son image. Implacable. Les rares fois où il semblait plus tremblotant, j’en avais la gorge serrée. La bombe, le vacarme devaient être sacrément proches pour faire dévier Malou ainsi. J’imaginais Malou jeune avec son caractère que j’avais connu. Comme si cela avait toujours été ainsi. Je n’en savais rien. Personne ne m’avait raconté qui c’était avant. Alors je comblais les trous comme je pouvais. Qui étais-tu vraiment Malou ? Mais bon, était-ce encore important à présent …
Malou avait dessiné des avenues, de grands bâtiments, des artères, des boulevards. D’autres jours, elle voulait une maison individuelle. Grande pour une famille nombreuse. La date était systématiquement indiquée en haut à droite des pages. Je retrouvais là l’esprit rigoureux de Malou. Sa voix me manquait déjà. Plus jamais, je ne l’entendrais me reprocher ma désinvolture. Malou avait toujours voulu devenir architecte, ce carnet me le prouvait, si j’en doutais encore. Comment, sous les bombardements, pouvait-on dessiner une ville paisible alors que même le lendemain était incertain ? Sa façon de résister, je supposais. Mettre un peu de lumière dans la nuit. J’imaginais ses couvre-feux qui n’avaient pas dû ressembler aux nôtres, ses angoisses d’enfant alors que le monde connu s’effondrait. Nos crises actuelles me semblaient bien dérisoires, soudainement. Je m’ébrouai. Je ne devais pas relativiser ainsi … L’inaction des masses silencieuses permettait certaines dérives que je ne devais pas tolérer. Pourtant, je me remis à penser à Malou. Déjà plus là et pourtant dont la présence occupait toutes mes pensées. Pour un peu, j’aurais cru voir sa silhouette se découper dans la semi-obscurité de ma chambre. Vers la fin du carnet, dans lequel aucun dessin ne se ressemblait mais où tous dégageaient cet élan d’espoir qui me bouleversait, Malou écrivait de plus en plus. Un besoin de poser des mots, sans doute. De ne pas sombrer dans le défaitisme. Continuer d’y croire alors que rien n’y aidait. Les pages défilaient. Une petite vingtaine. Les croquis, eux, étaient une grosse quarantaine. Malou économisait le papier, très peu d’espace avait été laissé libre. Le crayon de bois ou bien peut-être une mine de plomb laissait par endroits des traces grisâtres. Pourtant l’ensemble du carnet, bien que parfois jauni, était d’une propreté impeccable. Du Malou tout craché. Cela me montrait le grand soin apporté à ces dessins. Phil aurait sûrement parlé de gribouillis superfétatoires et mis l’ensemble à la poubelle. J’avais bien fait de sauver mon petit trésor.
Dans les dernières pages, sûrement dans un accès de pragmatisme, était écrit « Utopia ? ». Et si le monde imaginé n’existait à jamais que dans sa tête ? Après ce mot, plus aucun autre croquis, comme si la rivière s’était tarie. Pourtant, il restait quelques pages encore à noircir. Malou n’était pas devenue architecte. Elle en avait épousé un, en revanche. Elle avait peint durant ses moments de liberté. Les tableaux égayaient encore pour quelque temps la grande maison que nous vidions. Je me demandais si Phil allait juger bon de les garder et si je pourrais en conserver quelques-uns. Ou bien tout finirait à la benne, comme souvent avec Phil ?
J’allais refermer le carnet alors que je tournais les quelques pages vierges sans intérêt, quand mon œil accrocha quelques mots. Les derniers du carnet. Aucune date n’était renseignée pour une fois. Malou semblait avoir une écriture plus mûre, ou bien était-ce dû à mon imagination, elle avait noté sobrement :
« Mon enfant,
En ces temps troublés, je t’écris. Oui, à toi, Sophie, toi qui n’es pas encore arrivée.
Dans quel état trouv »
Et si j’en avais quand même parlé à Phil de tout ça ?
Et toi, Alice, petite fille que j’ai eue en rêve … Qu’aurais-tu fait à ma place ?
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