Sans suite dans les idées
Maria était belle comme le jour, blonde, la peau dorée par ses journées à lézarder sur la terrasse. Elle était en vacances chez un cousin et s'ennuyait un peu dans cette fermette loin de la ville. Elle n'y avait âme qui vive par ici. Et on les comprenait aisément. La chaleur étouffait les volontés. Les animaux ne se montraient que le matin ou en fin de journée. Elle passait son temps allongée dans le hamac, à l'ombre du grand arbre dans la courette. Son cousin vaquait à ses occupations, n'ayant pas une minute à lui accorder, les travaux agricoles l'accaparant. Il lui avait promis le dépaysement, il avait seulement oublié de lui parler de l'ennui. Au moins, elle avait le temps de parfaire son bronzage, c'était toujours ça de pris. De temps en temps, elle piquait des ouvrages dans la bibliothèque, mais elle s'endormait rapidement, assommée par la touffeur des lieux, et se réveillait bien souvent en sueur, subitement agacée par un bourdonnement. Elle allait alors prendre une douche dans le baquet près de la grange et passait une nouvelle robe. Ensuite, elle mettait son tablier et préparait un repas frais et frugal pour le dîner ; à midi, elle se contentait généralement des restes qui traînaient dans le frigidaire, son cousin ne rentrant que rarement.
Ainsi occupée à savonner sa chevelure, elle aperçut de loin une silhouette masculine. Peu habituée à la compagnie par ici, elle se renfonça derrière le paravent.
Elle n'avait croisé qu'une vieille voisine un soir en se promenant et son cousin n'avait évoqué personne d'autre. Elle épia l'intrus durant de longues minutes, puis ce dernier disparut derrière un taillis, sec et jaunissant. Vivement la pluie ! La radio avait parlé d'orages pour la nuit, le matin même. Maria détestait depuis l'enfance le bruit du tonnerre, et se cachait bien souvent sous sa couette attendant que cela passe. Elle aurait pu être attirée par les éclairs qui zébraient aléatoirement le ciel, mais elle savait que c'était dangereux cette fascination pour la foudre, alors elle l'enfouissait au fond d'elle. Comme si cela n'existait pas.
Elle se dépêcha d'éponger les dernières gouttes sur sa peau avec la serviette, le soleil avait quand même quelques avantages. Et puis elle alla mettre la table et servir la soupe. Luigi poussa bientôt la porte d'entrée, avec le sourire de celui qui, après une journée de labeur, est ravi de rentrer chez lui. Elle le lui rendit volontiers. Il devait se sentir seul, quand elle n'était pas là. Elle se promit intérieurement de passer plus souvent. Et puis, peut-être qu'une de ses amies serait ravie de s'installer ici ; il fallait qu'elle y réfléchisse plus longuement. Francesca était la moins citadine mais son caractère était difficile. Anna était la plus douce mais l'acclimatation serait sans doute mal aisée. Elle nota d'y revenir. Peut-être que Luigi avait une amante quelque part, en plus. Il ne lui avait rien dit, mais il était assez pudique sur la question, alors elle n'en serait pas plus étonnée que cela.
Les bols remplis de soupe de tomates froide, elle essayait de faire la conversation. Elle était consciente qu'elle monologuait mais elle sentait que son cousin était quand même content de l'entendre.
Elle raconta les bêtises des chatons Negro et Bianca, au petit matin, quand il faisait encore frais pour batifoler dans la paille. Elle leur avait donné un peu de lait que le mâle avait renversé, beaucoup trop empressé. Sa sœur ayant reçu presque toutes les éclaboussures, ils avaient passé leur temps à lécher son pelage lacté avant de sombrer dans un sommeil lourd.
Luigi esquissa un rictus amusé, il aimait bien les chats, et s'ils apprenaient à chasser correctement la vermine, alors il pourrait les garder. Sinon, il devrait aviser.
Voyant son compagnon de table se détendre enfin, Maria en profita pour glisser le bellâtre dans la conversation, l'air de rien.
"Au fait, j'ai cru voir un voisin. Grand, brun. C'était de loin mais..."
Luigi plissa les yeux, tant pour réfléchir que pour réfréner ses instincts protecteurs. Si Maria était à présent adulte, il ne la verrait que toujours comme la petite cousine qu'il gardait parfois quand elle était encore une enfant. Il avait d'ailleurs eu un peu de mal à la reconnaître quand il était allée la chercher à la gare, il s'attendait encore à une gosse mais c'était une femme qui avait pris place à l'avant de sa petite Fiat d'occasion.
Il se racla la gorge, bourru, cachant mal son embarras. Il marmonna dans sa barbe qu'il raserait le lendemain.
"Sûrement Antonio. Ami d'enfance. Vient aider sa pauvre mère... Il repart bientôt."
Maria nota que la seule phrase que son cousin avait pris la peine d'articuler entièrement, c'était pour signaler la présence passagère de l'adonis. Elle n'avait fait que l'entr'apercevoir de loin, mais elle était déjà subjuguée par sa beauté. Celle d'un type qui l'ignorait. Maligne, elle tira tant bien que mal quelques informations. Luigi et lui avaient fait les quatre cents coups. Sur le chemin du retour de l'école communale, ils avaient déjà volé des bonbecs à la boulangerie. Des bêtises de mômes. Luigi aurait presque pu se prendre au jeu de la nostalgie, mais il n'était pas dupe : Maria se renseignait. Il ne savait pas si faire d'Antonio un garnement allait doucher l'enthousiasme de sa cousine, ou bien au contraire l'encourager. Il guettait de manière peu discrète les braises dans les yeux noirs de la jeune femme ; il marchait sur des œufs. Les jeux où l'on ne savait pas où l'on mettait les pieds l'agaçaient. Il aimait la franchise. Les choses simples, basiques. Il laissait volontiers les enchevêtrements du cœur à d'autres. Les oui qui voulaient dire non, et inversement, les gestes suspendus, sans but, l'irritaient. Il aurait aimé derechef interdire à Maria tout lien avec le voisin, mais il savait aussi qu'il ne ferait que provoquer ce qu'il redoutait, alors qu'il pouvait peut-être encore l'empêcher. D'ailleurs, quelles étaient ses craintes ? Un cœur brisé ? Deux ? Que deux de ses mondes se rencontrent ? Qu'il ne puisse plus voir Antonio comme un camarade perdu de vue, mais comme l'amant de sa presque sœur ? Il n'aurait su dire. Peut-être un peu de tout ça.
"De toute façon, sa mère l'a mis en pension, au milieu du collège. On est pas brouillé mais c'est plus pareil. Il est allé dans une grande ville. Il ne revient plus trop par ici. C'est uniquement parce que l'ouvrier agricole est tombé malade qu'il s'est donné la peine..."
Maria essayait de lire entre les lignes, outre les mises en garde muette de Luigi. Pourquoi parlait-il ainsi ? Avait-il oublié qu'il était également allé au lycée, à Rome même ; lui aussi était parti, ce n'était pas une tare. Elle n'osa pourtant rien dire, elle aurait pu tourner ça à la dérision, mais Luigi proposait déjà du dessert, déviant l'air de rien la conversation.
Elle plongea sa petite cuillère dans la panna cotta fraîche et le coulis de fruits rouges s'engouffra dans la tranchée. Antonio... Ses lèvres étaient-elles couleur fraise ?
Cliché. Encore des clichés. Qui est-ce que ça intéresserait des sottises pareilles ?
"À table !
- J'arrive..."
Je refermai rapidement le cahier que je remis à sa place dans le tiroir central de mon vieux bureau de collégienne. Pour ne plus jamais l'ouvrir.
Dans le couloir, les pas de ma sœur faisaient déjà grincer les marches de l'escalier. Et les effluves des lasagnes maternelles chatouillaient déjà mes narines, malgré ma porte fermée. Bien sûr que comptable ne faisait rêver personne, mais au moins à la table dominicale, ma famille me prenait au sérieux. S'ils savaient que j'avais voulu devenir écrivain dans le secret de mes carnets que diraient-ils ? Était-ce seulement important d'ailleurs ?
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