Café gourmand


Nous ne devions plus nous revoir. On s'était fait trop de mal, c'était mieux ainsi.
Pourtant, nous étions venus tous les deux au rendez-vous. J'aurais presque voulu qu'elle me pose un lapin. Ça aurait simplifié beaucoup de choses. Mais elle était là devant moi.
Pourquoi ? Personne n'osait poser la question. On s'écrivait de temps en temps. Pour ne rien se dire la plupart du temps et parfois tout s'avouer.
Je suis en ville. 
J'avais baissé ma garde et glissé ça dans une conversation creuse. 
Moi aussi.
Voyons-nous ?
Voyons-nous !
Nos téléphones n'arrivaient pas à nous départager. Sur le sien, mon message apparaissait avant. Sur le mien, l'inverse. Qui avait eu cette idée saugrenue en premier ?
Nous ne pouvions plus reculer. L'invitation était lancée. On se cherchait du regard tout en nous évitant quand on se trouvait. Rien n'avait été simple entre nous et ce n'était pas maintenant que ça allait changer.
Elle avait vieilli. Ça lui allait bien. Elle avait maigri. J'aimais moins. Sa peau blanche était un peu hâlée. Je la préférais en hiver.
Je tus mes pensées. On parlait de la pluie et du beau temps. De rien. Comme d'habitude. De son job, du mien. Du trajet pour venir, des transports bondés. C'était agréable pour une fois. On était sur la réserve tous les deux mais plus dans un jeu de séduction à la con, à se prouver des trucs débiles. Le serveur s'approcha. La bulle explosa. Une lueur de panique dans son regard m'alarma.
" Vous voulez commander ? "
Négatif. Polie mais empressée.
J'avais envie de la retenir juste pour garder son petit air affolé quelques minutes de plus devant moi. Tout à l'heure pourtant, elle avait eu cet air serein que je ne lui connaissais pas. Il avait fallu d'une seule question pour revoir la petite souris d'autrefois. Décidément elle ne changerait pas. Jouer à retourner dans le temps m'amusait. M'enlever deux, trois rides. Reprendre un peu la main. Comme avant. Faire comme si... Une dernière fois ?
" Je t'invite. "
D'autorité, je la clouai sur le siège qu'elle semblait vouloir quitter. Comme s'il lui brûlait soudainement les fesses. Elle était entre deux trains, se pourrait-il qu'elle revienne d'un de ses fameux rendez-vous ? Je me gardais bien de lui demander. J'avais peur d'en être curieux, voire pire : jaloux.
Elle n'osa pas décliner. Mi-furieuse, mi-reconnaissante, elle posa ses grands yeux interrogatifs sur moi. Elle me faisait rire. Comme avant. Impossible de la prendre au sérieux quand elle se mettait en colère. Elle abandonna, un peu vexée. Les choses restaient les mêmes. Cela me rassurait, je crois. Jouer une dernière fois cette pantomime et puis disparaître. 
Elle était fauchée mais se donnait encore de grands airs de petite princesse. Je n'étais pas riche mais je pouvais lui payer un café.
Elle en prit un gourmand avec supplément de chantilly. Fallait croire que mademoiselle avait faim ou qu'elle voulait se venger de la garder prisonnière. Un noir, pour moi. 
Je jouais les prolongations, elle n'avait pas prévu ça. C'était toujours aussi simple de la décontenancer.
Elle ne parlait pas en mangeant et je monologuais en la regardant. Elle semblait apprécier. Ses yeux plus calmes, mi-clos. Un chat devant du Sheba. Elle me donnait presque envie de lui en piquer un croc. Elle faisait fondre la crème, la collant au palais. Une explosion de douceur qui l'apaisait.
Elle avait dévoré son goûter avec une lenteur infinie, pourtant elle avait quelque chose d'un ogre, comme si je lui avais ouvert l'appétit. Poliment, elle avait ponctué mes phrases avec la tête ou un petit son. Elle était parfois d'accord avec moi. Parfois, elle était accaparée par son gâteau. Ils ne se moquaient pas du client ici et les mignardises n'étaient pas ridicules.
" Merci. "
Elle avait enfin fini. Cela faisait dix minutes que je n'avais pas entendu sa voix. Elle semblait posée. C'était rare.
La conversation reprit. Sans tension entre nous, pour une fois. Elle lécha ses doigts, comme une enfant, un petit chat. Ignorant combien c'était malpoli. Après s'être occupée de ses deux mains, elle allait se lever.
" Tu m'excuseras, je vais... "
Je la coupai durement. 
" Donne. "
Elle ne comprit pas tout de suite. J'avais craint un instant d'être allé trop loin. Et puis, ses yeux s'écarquillèrent. Tu rigoles ? Elle hésita. Et puis comme avant, elle m'obéit. Farouche, elle posa son coude sur la table. Le laissant à distance du danger que je représentais. Un mouvement de sourcils l'incita à être docile. Presque en apnée, elle étira sa main vers moi. Je la saisis brusquement, elle sursauta mais sa paume s'ouvrit pour moi. J'avalai son pouce. Ses yeux me jetai des éclairs. Pas ici ! T'es cinglé ! Elle voulut se retirer plus d'une fois. Elle ne jetait même pas des petits regards affolés aux alentours. Je savais qu'elle était à moi encore un peu. Les autres clients ne nous regardaient pas de toute façon, on était seuls au monde, encore une fois. Après avoir suçoté tous les doigts de sa main droite, elle se détendit un peu et d'elle-même me présenta sa gauche. Je ne pus masquer un sourire narquois qui la fit rougir. Elle allait cacher ses mains dans sa serviette quand je les gardai prisonnières. Je lui fis un clin d'œil complice pour la rassurer. Une moue timide me répondit. Elle s'abandonna aux caresses de ma langue.
On se reverrait peut-être finalement. Entre deux trains, qui sait...


Commentaires

Les plus lus du moment