Au train où vont les choses...

La locomotive fumait déjà quand Elsie renferma la porte. Elle tenta de calmer les battements erratiques de sa poitrine, elle étouffait dans ses vêtements en toile de coton. Son petit mouchoir de batiste épongea rapidement sa sueur, elle n'avait pas l'habitude de courir ainsi. Devenu presque jauni, elle le cacha promptement dans sa manche. Elle ne devait pas avoir fière allure, il fallait qu'elle remette un peu d'ordre dans sa mise ou bien rien n'irait.
Elle passa deux compartiments puis s'engouffra dans le troisième. Par chance, il était presque désert. Elle se laissa tomber sur la banquette moelleuse en soupirant bruyamment.
Elle l'avait échappé belle. Un peu plus et le train partait sans elle. Direction la mer. Avec un peu de chance sa grand-mère accepterait de la garder quelques jours avant de la renvoyer chez elle. Elle s'offrait de petites vacances. Bien sûr sa famille se ferait un sang d'encre et elle allait encore en entendre parler jusqu'à la Noël ; elle serait sans doute plus surveillée après, aussi. Elle soupira. Et si sa grand-mère ne voulait pas la couvrir ? Elle aurait fait tout ça pour rien. Haut les cœurs, il fallait y croire ! Une larme d'inquiétude s'échappa et elle battit des cils pour la chasser. Ce n'était pas le moment de se lamenter. Elle devait profiter du voyage, ce n'était que la troisième fois qu'elle empruntait le chemin de fer après tout. Et une première, toute seule ! Elle ne devait pas s'en faire, elle était en première classe pour ne pas croiser des individus peu recommandables. Certes, elle avait en quelque sorte fugué, mais elle n'était tout de même pas la petite sotte que sa gouvernante s'échinait à houspiller. Elle avait bien fait de lui emprunter sa bourse, cela la rendrait sans doute plus aimable. Ses étrennes seraient sans doute confisquées pour dédommager la pauvre demoiselle Riger, et elle serait réprimandée, punie. Enfermée, même peut-être... Mais à présent qu'elle était en route, elle n'avait plus le choix : rentrer, même maintenant, lui apporterait déjà des ennuis alors autant suivre le plan jusqu'au bout.
Un autre homme occupait le compartiment, sur la banquette opposée, caché derrière son journal, il ne semblait pas lui prêter attention. Il l'avait ignorée dès le départ. Sa bienséance s'en était brièvement offusqué et puis tant mieux si ce goujat la laissait tranquille, elle pourrait faire le point en pensées. Peut-être sommeillait-il derrière sa gazette, après tout ?
Son attitude n'était pas menaçante. Il semblait lettré, habillé au dernier chic, ses chaussures étaient fraîchement vernies. Par réflexe, elle cacha un peu mieux les siennes, sous son siège, en tirant un peu sur sa robe. Elle avait couru dans le chemin terreux, un raccourci pour avoir le train à temps. Elle espérait que ses vêtements n'étaient pas trop crottés et avoir encore l'air d'une jeune femme respectable pour passer inaperçue. 
Peut-être aurait-elle dû saluer l'inconnu en rentrant dans la cabine ? Mais trop essoufflée pour paraître naturelle, elle ne s'était pas embarrassée de cette politesse. Elsie s'empourpra, voyant déjà la bouche pincée de sa mère.
L'inconnu ne disait toujours pas un mot. Peut-être était-il sourd ou muet ? Le silence lui convenait aussi très bien. Il ne pourrait pas être soupçonneux ou lui poser des questions embarrassantes.
Elsie essayait de se convaincre que c'était bon signe quand l'homme s'agita derrière son journal. Effectivement, il devait sortir d'un petit somme.
Se croyant encore seul, il s'étira comme un chat. Elle s'efforçait de regarder ailleurs comme si ça pouvait la rendre invisible. Tournant la tête, il la vit soudainement. Il reprit une position de gentleman et s'excusa vivement.
"Navré Mademoiselle, je ne vous savais pas là."
Elle lui adressa un petit sourire poli et détourna rapidement les yeux.
Peste soit... Avait-elle inventé ?
L'inconnu, lui, ne se privait pas de la dévisager comme le dernier des malotrus. Elle en rougit davantage.
"Mademoiselle, je suis confus de vous importuner à nouveau, mais ne nous sommes-nous pas déjà croisés ?"
Elle secoua légèrement la tête en signe de réponse essayant de cacher son visage avec sa voilette.
Pourvu que la mémoire lui fasse défaut... Elle en avait à présent le cœur net. Il pourrait saborder ses projets. Dieu devait lui en vouloir pour mettre ce malheureux hasard sur son chemin.
"Pardon d'insister... La ville n'est pas si grande. Vous venez de monter, n'est-ce pas ? Au cours d'une promenade peut-être ?"
Elle ne le connaissait pas si cavalier. Il avait toujours été d'une belle retenue avec elle ou sa famille. Pourquoi se montrait-il insistant ? Elle n'avait pas mis sa plus jolie toilette certes, mais était-ce une raison pour oublier ses bonnes manières ?
Son instinct lui disait de fuir mais elle ne voulait pas se sauver comme une voleuse. Son éducation s'y refusait catégoriquement. Toujours très protégée de ce genre de conversations, Elsie tentait de se débarrasser de l'importun. 
"Je ne sais pas, Monsieur. Vous vous trompez peut-être...
- Élisabeth ?"
Sa voix l'avait trahie. Elle avait pourtant essayé de la travestir quelque peu, comme si elle souffrait d'une légère affection quelconque. Elle avait espéré ainsi décourager le curieux. Elle avait échoué. Elle grimaça d'entendre son vrai prénom, ce n'était jamais de bon augure, sinon, il y avait son surnom.
"Élisabeth Latour, que faites-vous ici ? Votre frère ne m'a pas parlé de voyage... Je l'ai vu pas plus tard qu'hier pourtant... Et votre famille ?"
Ce n'était plus des questions mais un véritable interrogatoire. Il avait pris cet air sévère qui l'avait toujours rendue nerveuse. Elle avait envie de disparaître. Il se rapprocha d'elle pour discuter plus avant. Elle leva vers lui des yeux de gibier pris au piège, avec un sourire forcé.
"Bonjour Antoine, comment allez-vous ? Ma famille se porte bien, je vous remercie. Maxime aura sans doute oublié..."
Antoine de Beaumont, le meilleur ami de son frère. Ils avaient fait leurs classes à l'armée ensemble et étaient depuis inséparables. S'invitant souvent mutuellement, les parents d'Elsie le considéraient presque comme un second fils, eux qui n'avaient que des filles autrement.
"Vous voyagez vraiment toute seule ? Je n'aurais pourtant pas cru Monsieur votre père cautionnant cela...
- Je voyage seule en effet..."
Elsie n'arrivait à lui mentir effrontément, elle esquivait. Sa gouvernante aurait mieux fait de lui apprendre des choses plus utiles que l'arithmétique, comme comment se sortir de ce pétrin avec une jolie pirouette. Son attitude évasive intriguait d'autant plus Antoine qui poursuivait.
"Paul sait-il au moins que vous êtes ici ?"
Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase, Elsie piqua un fard, baissant la tête pour s'en cacher. La réponse devenait évidente.
"Enfin, Élisabeth ! Voyager seule, vous êtes inconsciente, ma parole !"
Elle frissonna mais d'injustice à présent.
"C'est vrai que vous êtes accompagné, je n'avais pas vu."
Son ton était plus acide que voulu.
"Ce n'est pas pareil, ne faites pas l'enfant ! Une femme seule n'est pas convenable, vous le savez. Mais enfin qu'avez-vous donc appris au pensionnat ?"
Elle leva les yeux au ciel, elle ne craignait plus sa colère à présent. Son ton paternaliste l'irritait passablement.
"Rien de très utile apparemment.
- Vous auriez deux ans de moins, vous auriez déjà fini sur mes genoux à apprendre la politesse.
- Je bénis mes deux années de plus alors."
C'en fut trop, devant cette énième provocation, Antoine se leva prestement, lui prenant le bras et l'étendant sur ses genoux.
"Vous n'y pensez pas ? Antoine, je hurle à l'outrage si vous osez... Je vous préviens..."
Elsie essayait de résister mais il semblait trop décidé pour avoir encore voix au chapitre. Ses mots se perdaient dans les aigus, encore sous le choc de se faire corriger comme une enfant.
"Votre frère me le pardonnera aisément. J'espère même qu'il vous en donnera le double ! Quant à vous jeune fille, vous allez rester calme pour ne pas ameuter tout le wagon, ce serait fâcheux, n'est-il pas ?
- Bougre de...
- Dois-je en plus vous apprendre un langage plus châtié ?"
Elle ne répondit pas. Elle essayait d'éviter les claques sur son jupon. Mais sa robe entravait considérablement ses mouvements. Elle mourait de honte. Antoine venait toutes les semaines les visiter, comment allait-elle faire pour l'éviter ? Cela ne serait pas tenable. Il allait en parler à Maxime, par dessus le marché. Elle allait devoir subir cette humiliation. Tout le monde serait au courant, même les domestiques. Et ici, si le contrôleur venait à entrer ? Elsie le priait à présent. Elle pleurait, mortifiée par la situation. Antoine cessa de la torturer. Il lui caressait les cheveux pour qu'elle se calmât un peu. Il lui offrit même son mouchoir. Elle s'en tamponna les pommettes pour estomper ses sanglots.
"Bien, maintenant Élisabeth. Racontez-moi tout."
Elle chercha à se rasseoir mais il l'en empêcha. Elle failli se remettre à pleurer. Elle se morrigénait d'être si émotive. C'était peut-être compréhensible, mais ça ne l'aiderait pas. Le lieutenant ne semblait pas s'en émouvoir le moins du monde.
"La porte, s'il vous plaît... Antoine..."
Son filet de voix le suppliait. Il n'avait plus rien d'acerbe. Bon prince, il obtempéra. Il la mit debout et se leva pour tirer le verrou. Elsie eut l'impression d'être au coin, elle ne bougeait pas, elle ne voulait pas prendre le risque de l'agacer un peu plus. Elle ne chercha même pas à se recoiffer sommairement. Elle ne devait plus ressembler à rien. Une paysane, même rougeaude, aurait sans doute plus d'allure qu'elle à cet instant précis. Elle était enfermée avec un homme. Même si c'était Antoine. Sa mère l'aurait giflée pour moins que cela. Mais que n'avait-elle pas fait encore ? Elle regrettait amèrement d'être partie de chez elle sur un coup de tête.
Antoine la remit sur ses genoux. Elle ne résista que mollement, pour la forme. Ce n'était qu'une poupée de chiffon, entre ses bras fermes.
"Vous voyez bien qu'une femme ne peut pas se défendre. Imaginez un homme avec de mauvaises intentions ! Que cela vous serve de leçon, très chère."
Elle eut une violente envie de le mordre mais elle se retint, ce n'était pas digne d'une demoiselle. Et puis, elle avait surtout peur des représailles salées.
"Je suis tout ouïe. Dites-moi pourquoi vous avez pris le train... Je déciderais ensuite si je dois être plus sévère ou non."
Les yeux écarquillés, Elsie se dit qu'elle n'avait pas fini de pleurer.
"Antoine, je vous en prie... J'ai bien compris la leçon. En plus, je serais sûrement punie en rentrant...
- Dois-je être plus persuasif ?"
Elle essaya de minauder, comme Béatrice du pensionnat, qui la nuit dans le dortoir donnait à l'occasion des cours de séduction à ses petites camarades. Mais elle ne récolta qu'une volée de claques supplémentaires. Elle abandonna. Ce n'était qu'une gamine qui se faisait encore corriger comme telle, même dans un train. Béatrice, elle, était déjà une femme, elle avait un an de plus et surtout une voix de velours qui en faisait craquer plus d'un. Elle ne serait jamais comme elle. Et à présent qu'elle avait fugué, elle s'était compromise, quel homme voudrait d'elle ? Elle avait vraiment tout gâché sur un coup de folie. Peut-être était-elle une écervelée, finalement ?
Alors, elle raconta. Antoine l'écoutait. Elle savait très bien qu'il allait continuer à la punir. Mais avait-elle le choix ?
Elle avait eu une mauvaise note en composition latine, et s'était pris cinq coups de réglette sur les doigts. Après le cours, elle s'était cachée pour être seule et ne voulant plus jamais revivre cela, elle avait glissé quelques effets dans son sac de voyage et était partie. Personne n'avait fait attention à elle de toute manière. Son absence ne serait remarquée qu'au repas ou peut-être à l'heure du thé, pas avant.
"Élisabeth... Tout cela pour une punition, vraiment ? C'est puéril et je ne crains que vous ayez perdu au change...
- Je le sais bien. J'ai été sotte... Je serais doublement punie en outre... S'il vous plaît, Antoine... Je suis désolée..."
Elle se remit à sangloter, ce n'était vraiment encore qu'une enfant, à ne pas savoir maîtriser ses nerfs et ses pulsions.
"Quelle est la raison de cette mauvaise note ?
- Antoine, je vous en prie, n'en parlons plus ?
- Élisabeth !"
Son prénom claqua dans l'air, elle sursauta. Antoine n'était pas le genre de nigaud qui se laissait avoir si facilement, pas comme les enfants du village qu'elle menait par le bout du nez, rien qu'en faisant la moue.

"Contrôle des billets."
Visiblement le chef de bord était encore loin. Mais il allait fatalement se rapprocher. Et Antoine qui ne bougeait pas d'un pouce, elle gigota pour le sortir de son immobilisme. Il l'aida alors à se relever, elle ajusta sa toilette, comme si sa coquetterie allait la sauver.
"Donnez-moi votre billet, je vous prie."
Elle chercha dans ses poches où elle avait bien pu ranger son précieux sésame. Tâtant sa jupe, elle s'aperçut que sa poche était trouée. Elle blêmit. Elle se vit déjà raccompagnée par la maréchaussée chez ses parents, la tête basse. Peut-être même avec des fers aux poignets, comme une voleuse.
Elle montra le trou à Antoine, ne pouvant plus parler.
"Eh bien vous les additionnez très chère."
Elle n'osait plus croiser son regard.
"Attendez-moi là, ne bougez pas... Restez sage, enfin si vous le pouvez..."
Elle rougit, les bras ballants. Antoine farfouilla dans sa veste, déverrouilla et passa la porte. Elle se retourna vers la fenêtre, voir le paysage défiler l'apaisa un peu. Au moins, elle n'avait plus à supporter la mine accusatrice d'Antoine. Elle pensa à sa cousine Blanche qui s'arrangeait régulièrement pour l'apercevoir lors de ses visites, si elle savait comment il l'avait traitée, peut-être soupirerait-elle moins d'amour à son égard. C'était un rustre, un troufion. L'armée l'avait modelé à son image. Une bouffée de colère la reprit, elle préférait ça.
Pour qui se prenait-il enfin, à la gronder comme une petite fille ? Ils n'avaient que quelques années d'écart après tout, et il se comportait comme un vieux cousin de dix ans son aîné. Il ne connaissait rien du monde, lui non plus. Et puis, c'était sa première sortie, il aurait pu se montrer indulgent. Elle aurait certes pu mieux aborder son évasion de sa prison dorée, mais qu'y pouvait-elle si personne ne l'avait préparée au vrai monde du dehors ?
Elle ne voulait plus se laisser dicter sa conduite ainsi. Elle s'approcha de la porte, son petit bagage à la main quand elle surprit la conversation.
"Monsieur, voici mon ticket. Et veuillez bien excuser ma jeune fiancée, elle est si tête en l'air, elle a égaré le sien... Je vais bien sûr vous régler l'amende. Vous savez comment sont les femmes, n'est-ce pas ?
- Oh ne m'en parlez pas, sans nous elles seraient perdues. Tenez la mienne..."
Mais quels mufles ! Les reproches pleuvaient sur le sexe faible, sans même qu'un représentant puisse s'en défendre. Les absents ayant toujours tort, Elsie rongeait son frein. Elle avait été tentée de sortir souffleter ces goujats mais elle se doutait bien que cela n'allait rien arranger, au contraire. Elle faisait les cents pas dans la cabine pour essayer de trouver une échappatoire à la situation.
Elle reposa son sac, elle ne pourrait aller nulle part pour l'instant. 
Fiancée... Comme si une dame voudrait de lui après... tout cela ! Elle l'attendait de pied ferme. Certes, il lui avait sauvé la mise mais sans lui, elle n'aurait pas été fessée comme une vulgaire domestique. Son honneur avait été bafoué. À plus d'un titre !
Antoine revint le visage sombre, tirant le loquet.
"Élisabeth, asseyez-vous. Nous n'en avons pas fini... Loin de là."
Elsie resta campée sur ses jambes, le défiant du regard.
"Dois-je vraiment me répéter ?"
Elle n'esquissa pas un geste, détournant quand même le regard.
Perdant patience, il la força à revenir sur ses genoux. Elle se débattait plus énergiquement mais il restait sourd à ses récriminations.
"Il serait temps de grandir un peu jeune fille !
- Ce n'est pas parce que vous m'avez sauvée face au contrôleur en me faisant passer pour une idiote que je vous autorise à vous comporter ainsi ! Allez au diable, Monsieur et restez-y !"
Soulevant son jupon, elle se retrouva en culotte bouffante en travers des cuisses de l'impudent.
Elle chercha à rabattre son jupon, outrée mais tous ses efforts furent vains et la leçon reprit de plus belle. Elle pleurait à chaudes larmes. Mais il semblait n'en avoir cure. À présent, les claques blessaient non seulement son ego mais aussi ses rondeurs. Elle n'avait jamais été corrigée ainsi, ses parents ne l'auraient jamais permis. Elle ne se souvenait que de tapes sur les doigts ou quelques coups sur le jupon, tout au plus. Antoine outrepassait largement ses droits mais le pire étant que Maxime lui donnerait tout de même raison, si elle osait s'en plaindre. Elsie ne connaissait que trop bien l'admiration de son frère pour son ami ; il prendrait toujours son parti.
"Vous avez vraiment fugué simplement pour une mauvaise note ? Vous n'avez donc rien dans la cervelle ?
- C'est bon, j'ai compris je suis une idiote ! Vous êtes content ? Maintenant lâchez-moi, je vous prie !
- Et ça se prend pour une grande fille, voyez-vous cela ?"
Il redoubla d'ardeur, Elsie s'empêchait de battre des jambes comme un noyé mais elles ne semblaient pas coopératives. Elle cachait son visage dans ses mains, elle ne s'était jamais autant dévoilée à quiconque. Elle se comportait vraiment comme une traînée. Pourquoi le bruit des claques n'alertait personne ? Une bonne âme pour venir la sauver ?
Elsie voulait être n'importe où, sauf ici. Même devant sa mère et son insupportable claquement de langue, si Dieu voulait bien intercéder en sa faveur. Mais les voies divines étaient aussi sourdes que son bourreau et son calvaire continua de longues minutes encore.
Sans crier gare, Antoine rabattit le jupon. Soulagée mais perplexe, Elsie retenait sa respiration. Elle s'efforçait à renifler le plus silencieusement possible, à présent que le silence s'était fait, elle ne pouvait plus cacher ces bruits disgracieux indignes de sa condition.
"Allons Élisabeth, finissez de me raconter..."
Sa voix n'avait jamais été aussi douce, elle sentit le piège et pourtant elle tomba de dedans. Alors elle reprit.
Elle avait tout bonnement oublié de faire ses devoirs, elle ne l'avait pas fait sciemment bien sûr et quand elle s'en était rendu compte, il était trop tard. Elle avait eu à peine le temps de grifonner quelques lignes pour ne pas rendre copie blanche. Elle avait essayé de s'expliquer mais son professeur n'avait rien voulu savoir et l'avait punie. Elle avait ressenti l'injustice au plus profond de ses entrailles alors voilà.
"Petite tête de linotte... Et où pensez-vous aller ainsi maintenant ?
- À la mer. Grand-mère a une villa, là-bas. Je demanderais à une voiture de m'y conduire, j'ai pris un peu d'argent.
- Vous pensez à tout, sauf au plus important, décidément... Vous vous mettez en colère puis en danger pour trois fois rien. Petite imprudente !
- Je n'étais pas en danger avant de vous croiser, vous et vos maudits genoux !
- Même larmoyante, vous trouvez encore le moyen de répondre. Incroyable ! N'allez-vous donc jamais apprendre ?
- Antoine !"
Mais il souleva à nouveau le jupon pour lui asséner de nouvelles claques bien senties.
"Vous mériteriez le fouet ou la canne, insolente comme vous êtes."
Elle se pétrifia subitement. Personne n'avait jamais osé lui parler ainsi et pourtant elle rendait chèvre nombre d'adultes depuis sa plus tendre enfance. Il fallait absolument qu'elle échappe à sa vigilance, le croyant tout à fait apte à mettre ses menaces à exécution.
"Et vous Antoine, où allez-vous donc ?
- Chez votre grand-mère. Je ne vais pas vous laisser faire le chemin toute seule. Pour qui me prenez-vous, enfin ? Mon automobile m'attend à la gare de toute façon."
Elsie savait d'avance que son aïeule allait trouver le jeune homme délicieux et sans doute lui offrir le gîte et le couvert, pour quelques jours, sinon au moins pour la nuit. Elle n'avait pas fini de le voir. Ni de pleurer.



La Gare Saint-Lazare, Monet, 1877.


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