Enfer et damnation

« Estime-toi heureux ! Je te fais grâce des poils. »

La phrase tournait en boucle dans sa tête. Comment son cousin avait-il osé ? Il avait fallu que Semoun soit bel et bien furieux pour se comporter ainsi. Cupidon tournait en rond dans son bocal. Ses trois têtes lui donnaient la migraine, Cerbère lui avait dit que ce n’était qu’une question d’habitude ; il s’y ferait. Cela allait durer combien de temps exactement ? Semoun avait haussé les épaules, l’Amour n’était pas rassuré. Il avait entendu parler des colères de ce dieu du vent sans y accorder réellement de crédit. Pour lui, avant ce fâcheux incident, ce n’était qu’un compagnon de beuverie sympathique depuis qu’il avait atteint l’âge de l’accompagner au bar. Et puis, il lui avait dû de fières chandelles pour au moins une ou deux missions, si ses souvenirs étaient exacts. Il avait déjà perdu la notion de l’heure : l’effet de l’antichambre des Enfers était immédiat quand on ne se sentait pas libre d’en ressortir.

Alors, en bon chien de garde, il gardait. Il n’avait que ça à faire de toute façon. Au début, il avait hurlé. Appelé sa mère, ses oncles. Sa tante, la douce Hestia dont il était le préféré, malgré leur vision de la vie opposée. Il s’était dit que sa famille punirait Semoun et viendrait à son secours ; dans quelques jours, il en rirait presque. De nature légère et optimiste, Cupidon ne pouvait s’en empêcher, il avait été conçu ainsi. Et puis, il avait bien fallu se rendre à l’évidence, la correction que son cousin osait lui donner, d’autres mourraient d’envie de la lui administrer depuis longtemps. C'était réel ; sa mère avait donc accordé sa bénédiction, au moins tacitement. Mais ce n’était tout de même pas sa faute si son arc était parfois si dur à manier et ses flèches si récalcitrantes. Il devait certes aussi confesser un léger penchant pour la bouteille d’ambroisie, mais il n’y avait pas de mal à se faire plaisir à l’occasion. Il fallait bien que jeunesse se passe. Ses échecs ne pouvaient pas être imputables au seul saint nectar. Effectivement, peut-être qu’il s’était rincé le gosier avant de s’occuper de sa dernière cible, mais de là à devoir faire amende honorable, devant tout l’Olympe, en prime ; il y avait des choses que son honneur lui interdisait. Semoun lui avait laissé le choix, soit il avouait et partait en cure, soit il s’occupait personnellement de son cas. Cupidon n’avait pas pris la menace au sérieux. 

Et puis un jour, il s’était réveillé paré d’un collier de chien et sa laisse était fixée au mur. À présent, il n'avait plus qu’à obéir à son cousin, même s’il se gardait bien de poser des yeux trop insistants sur sa prisonnière, le dieu du vent lui aurait fait amèrement regretter. C’était chasse gardée. Il ne lui jetait que de petits coups d’œil, l’air de rien. Elle avait l’air d’une folle, il se demandait bien ce que son cousin pouvait lui trouver. Ce n’était pas dans ses habitudes. Elle ressemblait à un oiseau heureux d’être tombé du nid. Elle n’avait aucun charme de ses habituelles conquêtes, rien là où il fallait. Semoun s’entichait toujours de rousses, il en était presque fétichiste. Il les préférait heureuses de vivre et aimant la bonne chère. Ça devait lui faire oublier qu’il était parfois un vent meurtrier. Maigre, elle avait le teint gris et la luminosité du lieu ne l’arrangeait guère. Ses seins étaient inexistants et ses jambes, des cannes qui ne la portaient que difficilement. À la vérité, il devait bien lui concéder un je-ne-sais-quoi d’énigme dans le sourire quand elle daignait en gratifier d’un, mais c’était bien là tous ses attraits. Ses cheveux blonds ternes lui donnaient l’air d’une vilaine paysanne et ses yeux semblaient infiniment se moquer du monde. Peut-être que c’était le défi qui avait attiré son cousin, après tout ?

La môme n’était que pubère depuis peu, à vue de nez, de quelques lunes, mais cela avait suffi pour qu’un dieu en tombe raide. Cupidon avait renoncé à comprendre. Semoun était venu le voir un matin et il lui avait confié la lourde tâche d’ensorceler la gamine à son avantage, seulement voilà, il avait loupé son tir et la petite bergère brûla d’amour pour un pêcheur du coin. Furieux, Semoun avait pourtant gardé la tête froide, à l’époque. Certes, il l’avait ignoré un temps, mais il était ensuite redevenu courtois – pour les grandes embrassades, il y avait encore du chemin. Mais ce lent processus fut bouleversé : la jeune fille, éconduite, but le Styx et Semoun en devint fou. S’il était un vent violent, comme ses frères, Zéphyr et les autres bourrasques, il était aussi la divinité du souffle de vie, même si les mortels tendaient à l’oublier. Seules les déités supérieures avait le droit de vie ou de mort sur les humains. Lara avait donc blasphémé et serait punie. Cependant, le Vent tenant l’Amour pour responsable avait obtenu une dérogation de leur oncle Hadès : Semoun pourrait s’occuper lui-même de la gamine dans l’antichambre de son Royaume, ainsi que du châtiment de Cupidon, qu’il n’avait de toute manière jamais porté en haute estime. Et seuls les dieux savaient quel avait été le prix de cette entorse.

Lara, encore somnolente, n’ouvrait les yeux qu’épisodiquement. Se noyer de désespoir, ça laissait des traces. Semoun lui avait rendu une apparence humaine, mais il lui fallait un peu de temps pour se réhabituer à sa matérialité retrouvée. Cupidon n’avait rien à faire, en fin de compte : Semoun l'avait attachée, elle aussi. Les mains reliées entre elles et la corde passée dans un anneau au plafond. Il lui avait épargné l’humiliation de lui enlever ses frusques. Sa tunique tombait en lambeaux, mais au moins sa pudeur était sauve. Le dieu l'avait laissée là. Dans une semi-pénombre. À présent revenue à elle, elle observait les lieux. C’était humide et lugubre. Elle pressentait qu’elle aurait dû avoir peur. Une fille sensée aurait peut-être hurlé. Mais elle n'arrivait pas à se sentir en danger. Elle savait qu’elle était morte mais on lui avait toujours parlé de Cerbère et Charon, pas d’être enchaînée comme dans le Tartare. Ce n’était certes pas la plus intelligente du village, mais elle devinait que quelque chose clochait.

Lorsque Semoun revint, il prit soin de mettre l’Amour, ce nouveau chien des Enfers à la niche avant d’aller voir sa petite pénitente. Il avait un travail à accomplir : lui redonner le goût de vivre et la renvoyer chez elle, après l’avoir châtiée. Pour cela, il avait un plan : la luxure. De son côté, il ne voyait que cette unique raison d’exister et s’y adonnait dès que ses tâches divines le lui permettaient. Pour être tout à fait honnête, il devait avouer qu’à quelques reprises, il s’était déjà fait porter pâle et avait envoyé un de ses frères pour les corvées. À ces instants, il préférait de loin la touffeur moite d’un bordel plutôt que d’aller souffler dans le désert. Ses souvenirs le confortèrent, la petite chose en face de lui ne pourrait pas y résister, elle voudrait connaître encore le plaisir. Comment pourrait-il en être autrement ? 

Sa technique ? En vrai dieu du vent, il allait souffler le chaud et le froid. Sa petite mélancolique ne serait pas déçue du voyage et surtout, ensuite elle honorerait les dieux comme il fallait, après être passée entre ses mains. Ou il ne s’appelait pas Semoun !

Il se composa un visage sévère et une apparence supportable pour les yeux humains. Il l’aurait brûlée au plus profond de son âme si elle l’avait vu en majesté. Il ramassa deux, trois objets de torture pour l’inquiéter un peu, car après tout, il était là pour la punir. Il espérait en son for intérieur que les mots auraient suffisamment d’impact pour ne pas arriver à cette extrémité, car il n’était pas réputé pour être tendre et il préférait agiter une carotte qu’un bâton, en ce qui concernait Lara. 

En rentrant dans la pièce, il fit discrètement basculer la clepsydre : condition de son oncle. Surpris, face à sa future repentie, il eut la désagréable sensation de ne rien maîtriser. Elle le dévisageait sans vergogne. Elle n’était que curiosité. Il s’attendait à devoir la rassurer, mais force de constater qu’elle n’en avait nullement besoin.

« Bonjour, Lara. »

Elle ne répondit pas. Au moins, elle honorait son prénom de grande muette. Elle le regardait farouchement, il sentait l’agacement poindre. Il ne savait pas s’il devait s’en réjouir : mater les insolences l’enchantait mais dévier de son plan initial le rendait perplexe.

Il choisit de rester didactique et lui expliqua les grandes lignes, en ménageant ses effets de surprise. Elle retint l’essentiel : elle avait blasphémé, elle devait expier. Cela lui semblait honnête. Semoun continuait à parler, elle n’avait toujours pas émis un son. Elle ne répondait pas à ses questions, c’était à peine si elle avait hoché la tête quand il lui avait demandé si elle comprenait.

Soudainement passablement irrité, il fit claquer son fouet, la frôlant presque. Elle tressaillit ; il en éprouva une satisfaction malsaine. Il eut subitement l’envie de jouer avec sa petite souris. Il aurait pu la punir grâce à ses aptitudes divines, la faire plier en un rien de temps mais le désir de s’amuser avec sa proie était plus grand. Il fouetta encore l’air dans un bruit sec ; ses ardeurs d’homme se réveillèrent quand elle frissonna enfin. Il n’avait plus qu’une obsession : qu’elle le supplie. Encore et encore. Ses yeux lançaient des éclairs que Zeus n’aurait pas reniés. À lui, un dieu. Son inconscience lui plut. Elle n’avait pas la volupté de ses rouquines habituelles, mais il saurait s’en satisfaire, malgré tout.

Son petit corps était entravé, pourtant, pour la première fois de sa vie, Lara n’avait pas l’impression d’être prise au piège. Elle n’avait plus à obéir, elle était attachée mais elle était plus libre qu’elle ne l’avait jamais été. C’était donc cela la mort ?

Bizarrement, elle avait aimé attiser la colère de cette divinité. Il était sans doute beau, les villageoises auraient sûrement été jalouses de l’intérêt qu’il lui portait, mais c’était la lueur d’agacement qui l’avait fascinée. Elle avait envie d’aller au-delà du danger que cela représentait. Elle entendait déjà sa mère se récrier qu’elle était insensée, une petite sotte. Mais la voix devenait lointaine, elle disparaissait presque. Il n’y avait plus qu’elle et Semoun. 

Le dieu s’amusait à présent à la dévêtir du bout de son instrument. Le fouet lacérait sa chemise de toile fine. Elle avait hurlé la première fois où il l’avait touchée. Son cri l’avait surprise ; elle avait pourtant appris à être silencieuse. Semoun avait émis un rire moqueur. Elle n’avait donc pas perdu sa langue. Puérile, elle la lui avait montrée. Quand on était mort, on pouvait se permettre des familiarités avec les dieux ? Elle n’en savait rien, et il ne semblait pas lui en tenir rigueur. Elle tira fortement sur ses liens quand son vêtement mis en pièces tomba brusquement. Elle aurait aimé pouvoir cacher son corps malingre à son tourmenteur. Elle s’exhorta au calme, il se gobergeait ouvertement, elle ne voulait plus lui donner de prises. Dorénavant, elle était nue. Lui, non. Et il ne se privait pas pour l’examiner sous toutes les coutures. La pauvrette rougissait tout ce qu’elle pouvait. Il fut satisfait de voir qu’il l’avait enfin déstabilisée durablement ; elle était coriace la petite. Elle ressemblait à une mouche prise dans une toile d’araignée mais qui continue d’agiter ses élytres. La comparaison lui plut, il sentait qu’il pouvait continuer dans cette direction.

« Alors, Mouchette, admets-tu tes torts envers les dieux ? »

Elle sentait qu’il n’y avait qu’une seule réponse d’acceptable, elle garda donc le silence. Elle ne voulait pas mentir à un dieu. Seulement, même si on lui donnait neuf vies, elle les finirait ainsi. Elle n’en pouvait plus de se consumer d’un amour irraisonné pour un homme qui en aimait une autre. Les dieux ne pourraient jamais comprendre, alors elle se taisait. Elle n’était pas fière de son geste, mais cent fois, elle le referait pour ne plus souffrir. Ici, elle avait enfin la sensation d’être sereine. Elle n’avait plus envie de vivre.

Semoun ne s’avouait pas vaincu pour autant. Il agita alors le hochet puisque le fouet n’avait qu’une efficacité limitée avec Lara. Il lui promit alors mille délices. Son serpent de cuir remis à la ceinture, il s’approcha de sa prisonnière. Il laissa ses doigts courir sur ce corps si frêle. Il s’en émerveilla. Il aurait pu la briser rien que de sa force d’homme. La sentir si vulnérable l’émut, c’était une sensation nouvelle pour ce grand gaillard habitué aux prostituées girondes. Lara ne pouvait s’empêcher de frémir, sa respiration se fit plus sifflante. Elle n'avait pas peur pourtant, elle ne comprenait pas son corps qui ne vivait plus au rythme de sa tête. Le dieu agaçait le bout de ses seins, lui arrachant des gémissements. Il la pinçait mais elle n’avait pas mal. Au bout de longues minutes à lutter, cherchant à se soustraire à ses mains mais quémandant parfois encore ces caresses, Lara n’eut plus la force de lutter. Elle s’abandonna. Les doigts se firent alors plus insistants, certains de remporter la bataille, jusqu’à s’engouffrer dans sa fente. Il n’était pas le premier, elle avait déjà été troussée par un garçon de la cité, il y a quelque temps, mais c’était différent cette fois. Elle ahanait, sous le regard concupiscent du dieu. Il l’effrayait à présent mais elle l’aurait tué de ses propres mains s’il avait cessé subitement. Il accéléra le va-et-vient, c’était déjà trop pour elle, néanmoins, elle s’entendit en demander plus. Elle n’était qu’attente. Simplement, elle ne savait pas de quoi. Elle tirait nerveusement sur ses liens. Ses membres étaient parcourus de soubresauts stériles. De tout son être, elle espérait plus. Elle ne savait plus si c’était réellement un châtiment divin, si c’était les Enfers. Tout se mélangeait dans son esprit. Elle savait uniquement que sa vie avait été bien fade et soumise avant de mourir. Dans la vapeur de son désir, elle entendit le dieu lui expliquer que dans l’antichambre des Enfers, il n’était pas possible d’atteindre cette jouissance tant convoitée. Il fallait pour cela qu’elle revive et s’engage à servir les dieux en réparation de son blasphème. Il continuait à jouer de son corps pour mieux la persuader ; elle ne comprenait pas tout, drapée de volupté. Mais elle refusait encore catégoriquement de retourner sur terre, tant pis si cela déplaisait aux dieux. Il essayait toujours de la convaincre, deux doigts en elle quand Hadès figea le temps. La clepsydre versait ses dernières gouttes. Il avait échoué. 

Il n’avait pas le droit de la faire revenir à la vie contre son gré, tout dieu qu'il fût. Il s’était voulu son phare dans le brouillard. Seulement voilà, il avait oublié d’y visser l'ampoule.




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