Les cinq dernières minutes

Cela faisait déjà quinze jours que je comptais les bâtons comme un prisonnier qui a peur d'oublier la notion du temps. Le propriétaire ne serait pas content de voir les traits au marqueur indélébile au-dessus de mon lit. Mais ce n'était plus mon souci.
Des années que je n'ai pas eu de panne pendant plus de trente jours consécutifs. 
Demain, à nouveau de l'inspiration ? Cette électricité dans mes veines bien plus vitale que le sang lui-même. Celle qui donne envie de sortir les doigts de dessous la couette et de se mettre à taper frénétiquement. Elle aussi m'a laissée. Elle a dû trouver un corps plus docile, moins fatigable. Plus méritant ?
Sur le mur d'en face, mon calendrier m'annonce que c'est bientôt la fin du mois. Connaîtrais-je à nouveau un printemps ?
Mes pensées virevoltent m'apportant toujours plus de questions. D'habitude, ce sont tous ces points d'interrogation qui m'amènent à écrire. Mais là, rien. Les mots ne se démarquent pas. Aucun ne me dit qu'il est plus joli, plus intéressant que son voisin. Que ses mille et un sens veulent déjà jongler avec moi. Qu'ils n'attendent que moi. Une expression idiomatique ne vient pas non plus me chatouiller. Pas envie de calembour ou de contrepèterie.
Le réveil ne sonne même plus. Je l'ai éteint. À quoi bon ? Cinq jours de plus se sont écoulés. Hier, j'ai fait les courses pour dix jours. Plus aucune raison de passer la porte de mon appartement. La VMC me suffit en terme d'air pur. Les volets restent clos. J'apprécie cette pénombre qui fait écho au tableau noir et vierge sous mon crâne. 
J'écoute parfois un peu la radio, me disant qu'une voix, un trait d'humour me sortira peut-être de ma léthargie plumitive. Mais rien. Alors je mets un peu de musique, de la variété française. Que leur inspiration apporte la mienne. Je prends des douches interminables ; la vapeur m'endort mais n'amène plus ses bouffées de génie.
Je ne sais plus si dehors, il pleut, le soleil brille ou la nuit tombe. Tout cela m'indiffère à présent.
Mon alarme retentit. Trente jours. Voilà. C'est ainsi que ça doit se finir alors ?
Ma présence est inutile ici, je ne restais que parce que j'avais encore des choses à dire, ou plutôt à écrire. Mais si la source se tarit. Je n'ai plus rien à y faire. 
Comme pour retarder l'échéance, je me laisse encore quelques heures. Demain dernier jour du mois, j'aime bien l'idée. Et puis, je ne suis pas à l'abri d'une révélation divine.
Mes placards sont vides. Peut-être qu'un jeûne me fera divaguer suffisamment vers la trouvaille qui vaille la peine de vivre encore ?
Je m'endors, mais mes songes sont vides. Je ne me souviens de rien au matin.
C'est l'heure.
Plus rien ne me retient. Inutile de jouer la montre, je me l'étais promis. Je ne veux pas devenir ce spectre, qui n'ose pas mourir mais n'a plus envie de vivre, et alors, attend la délivrance. La mort qu'il ne sait même plus provoquer. Heureusement nous ne sommes pas éternels ; à un moment donné, sonnera le glas. Mais moi, je ne veux pas subir cette salle des pas perdus. Alors, je grimpe sur le toit de l'immeuble. La copropriété devrait plus le sécuriser, et si des enfants venaient y jouer... Mais ce n'est plus mon problème, ils s'en occuperont demain. Ou pas.
L'air fouette mes joues, j'ai froid. J'attends encore, peut-être que la bise pourrait encore me sauver. Mais rien ne vient.
Je m'approche du parapet. C'est haut. Je vois les lampadaires vus du dessus. C'est une drôle de perspective. La lumière m'appelle. Je tremble. De froid, de peur, d'excitation.
J'ai même pas écrit de lettres d'adieu, je ne savais pas quoi mettre. Les mots m'ont quittée. Même pour ça. Je ne savais même plus ce que j'aurais voulu dire si j'avais encore pu.
Au loin, la rumeur de la ville qui ne veut pas s'endormir me rappelle que je suis étrangère à cette agitation. Je ne suis plus avec eux. Depuis longtemps, je ne vivais qu'à côté.
Bientôt tout sera fini. Et si de l'autre côté, c'est pire... Tant pis pour moi ! Au moins, j'aurais essayé.
Plus de dix étages, je ne devrais pas me rater quand même. On verra bien. Ou pas.
Je prends un peu d'élan. C'est bête mais ça me rassure. Le grand saut.
Des images me viennent en vrac, sans que je ne puisse les retenir. Par pitié, tableau blanc. Juste ça. Mais non, on ne m'obéit plus. Débranchez le caméscope, coupure de courant, faites quelque chose.
Une seconde me semble une éternité, tout se bouscule et se mélange. Et se superposant subitement...
Venue d'on ne sait où, une archive de l'enfance, une vieille série : "Bon Dieu, mais c'est bien sûr !". Un vieux bonhomme, comme un gros chat, claque le dos de sa main droite dans sa paume gauche. Frappée par l'évidence.
L'idée du siècle, un Pulitzer même. L'envie de retourner dans ma chambre et coucher enfin mes mots sur du papier, juste griffonner à la va-vite. Mais ce n'est plus possible. Mon ventre se tord de frustration, proteste en vain.
Atterrissage forcé. Rien de doux dans le craquement sourd de mes os contre l'asphalte. Juste une certitude : je n'aurai jamais le Nobel. Mauvais timing.



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