Maître de ballet

J'avais mal aux pieds. Et l'humeur d'un dogue.
Je ne sais pas si je suis particulièrement sensible mais dès que j'ai mal aux palmes censées porter tout mon poids, j'ai toutes les peines du monde à donner le change. D'ailleurs là, je n'essayais même pas. Je grimaçais, le mettant au défi de me le reprocher. Je savais qu'une ride barrait mon front, me donnant l'air d'une sauvageonne mal léchée.
Mais rien de tout cela ne semblait gâcher sa joie.
Tant mieux pour lui.


Quelques minutes plus tôt, je m'étais assise sur le siège qu'il me montrait du doigt sans me méfier. Il m'y avait attachée tellement de fois que je me doutais bien que ce n'était pas innocent mais je m'en réjouissais presque. Lorsqu'il fut certain que je ne pourrais plus m'enfuir, il me regarda avec cet air de satisfaction qui me donnait de violentes pensées. Cela le fit davantage rire. Mais rira bien qui rira le dernier mon coco... Bon, pour l'instant, j'étais loin de la vengeance due mais je ne désespérais pas... encore.

 "Tu te souviens de ta dernière punition ?"

J'avais beau chercher, ça ne revenait pas. Ça devait remonter à trop loin. Je rougis de mon ignorance. Je secouai la tête doucement, en baissant les yeux. 

"Non ? Moi non plus."

Tout ça pour ça, vraiment ? On allait quand même pas en faire un vrai sujet, dans ce cas ?

"Et tu sais pourquoi ?"

Je fis encore non avec la tête. Je ne voulais pas parler, ça allait encore se retourner contre moi autrement.

"Parce que la dernière fois, j'ai été clément."

Ah là, ça me revenait. S'il me punissait pour ça, ça allait être ma fête...

"Et j'ai été clément parce que tu m'as supplié. J'ai accepté de passer à autre chose sur le moment parce que tu m'as juré que la prochaine fois, on ferait tout ce que je voudrais..."

Je frissonnais. On faisait déjà selon ses desiderata... J'étais incapable de lui dire non, quand habilement il plantait la graine de ses envies en moi. Oh parfois, ça prenait du temps, mais il était patient. Et parfois juste quelques heures après lui avoir fait part de mes appréhensions, je revenais vers lui pleine de questions et au bout : on essaye ? Mais tout doucement, hein ? Seulement, régulièrement, je n'osais pas remettre moi-même le sujet sur le tapis alors je rongeais mon frein en attendant qu'il se lance enfin. Là je n'arrivais même plus à prétendre mon dégoût ou mes réticences, je sautais sur l'occasion à pieds joints avec un empressement qui le gonflait d'orgueil. J'arrivais enfin là où il me souhaitait.
Alors qu'est-ce que j'avais refusé catégoriquement pour justifier ce traquenard ?
Je tentais de faire la liste dans ma tête mais je ne voyais pas.

"Ferme les yeux."

J'obéis, je n'avais pas envie de savoir ce qu'il m'aurait fait pour l'avoir insulté, l'autre jour. Oh bien sûr, ça avait été pour plaisanter mais j'avais beau lui dire, il ne l'entendait pas ainsi. J'avais dû lui sortir, un rire coincé dans ma gorge : "mais quel bâtard !.."
J'avais directement vu que j'étais allée bien que trop loin. J'avais essayé de m'en sortir par l'humour, l'esquive mais je n'avais fait que m'enfoncer. Il détestait quand je n'avais pas le cran d'assumer. On n'était pas tout seuls et c'est uniquement cela qui m'avait sauvée. Momentanément. Enfin rentrés, je m'étais humblement mise à ses genoux, et je l'avais supplié de me pardonner. Il avait beaucoup hésité. Je sentais qu'il n'était pas contre une séance de recadrage, une de celles que je n'aimerais pas. Devant l'attente, j'allais abandonner, essayant de conserver un peu de dignité, quand il avait enfin accepté. J'étais juste reconnaissante et je m'étais efforcée de me rendre agréable pour le reste de la soirée.
Mais quelque temps avaient passé sous les ponts et j'avais complétement oublié que j'allais me prendre le retour du boomerang.
Et visiblement c'était le jour J.
Il prit mon pied en le calant contre sa cuisse à la manière d'un vendeur de chaussures. Tenant fermement ma cheville, il me mettait au défi à son tour d'y trouver quelque chose à redire. Je serrais les dents pour ne pas lui faire le plaisir d'entendre que j'étais à lui, que je lui avais promis.
J'étais à personne, mon grand, seulement parfois je me prêtais volontiers aux jeux qu'il nous concoctait. Je savais que c'était à la fois vrai et faux, j'essayais encore de me convaincre que j'irais bien quand il se lassera de nous. De moi. Mais je ne trompais pas grand monde, et sûrement pas moi.
Je trouvais bizarrement inconvenant qu'il tienne ainsi mon pied, il pouvait avoir mon cul s'il voulait mais ça, j'avais plus de mal. Je me faisais parfois l'impression d'être une prude à la mode victorienne dès qu'on sortait un peu de l'ordinaire. Ridicule ! Parfaitement ridicule... J'arrivais même à rougir de mes pensées sans qu'il ait besoin de m'y pousser.
Il m'enfila des chaussettes. J'étais nue, les pieds recouverts. Je n'arrivais pas à trancher : c'était incongru ou bien mignon ? J'essayais de me figurer à quoi je pouvais ressembler ainsi saucissonnée au siège. Mais j'avais du mal à visualiser. J'ouvris par habitude les paupières. Mon attention fixée sur les cordes passant sur mon ventre.

"Tes yeux !
- Pardon... J'avais oublié... Je suis désolée..."

Je n'aurais pas été attachée, je me serais reculée d'au moins trois pas pour tenter d'échapper à une probable punition. Mais là, c'était à peine si je pouvais m'enfoncer dans le fond du fauteuil et rentrer le cou dans les épaules, craignant une gifle ou un truc de cet acabit.
Je battis des cils, me préparant mentalement à voir quelque chose tomber. Je ne pouvais pas me résoudre à fermer à nouveau les yeux, j'avais besoin de voir.

"Mémoire-de-poisson-rouge, que dois-je faire pour te le rappeler ?"

Il s'était à présent redressé et me dominait de toute sa hauteur. J'avais bien de petites idées mais, parfois plus sadique que lui en ce qui me concernait, je préférais le silence. Attendant son verdict. De ses doigts, il me caressait la joue pour ensuite suivre le tracé de mes mâchoires. Je frémis. Au bout du chemin, il descendit le long de ma jugulaire. Il serra mon petit cou. Je m'offris, renversant la tête en arrière. Je gémissais à peine. Il raffermit sa prise, un suffoquement rauque râlait entre mes lèvres.

"Je t'ai posé une question..."

Je clignai d'anticipation et lui dis le premier truc qui me passa par la tête.

"Une gifle ?
- Mhh... Intéressant. Mais non."

Il me relâcha aussi brutalement que subitement. Mon occiput heurta le dossier dans un bruit sourd. Un peu secouée, j'attendais sa suite, quand il se décida de jouer avec mes tétons. Ses cordes gonflaient exagérément mes seins gorgés de sang, il aurait été idiot de s'en priver. Les liens les rendaient si sensibles ; il me fit rapidement crier et haleter. Je lui promis n'importe quoi pour qu'il cesse. Je n'oublierais plus de fermer les yeux. Regarde, c'est fait. J'essayais d'être convaincante mais une nouvelle douleur me faisait rouvrir les paupières. La mort dans l'âme, essoufflée je lui demandais alors.

"Mets-moi le bandeau... S'il te plaît...
- Mais c'est que tu deviendrais presque raisonnable ?"

C'est ça, moque-toi. Je n'aurais jamais cru pouvoir lui réclamer d'avoir les yeux bandés. C'est peut-être l'une des premières choses qu'il avait apprises de moi, d'ailleurs. Il avait peut-être pris ça comme un défi... Et au bout de quelques années, il y était arrivé. 
Il se leva alors pour aller chercher le bout de tissu qui obturerait ma vue. Comme si j'allais devenir aveugle pour de bon, je me dépêchai de photographier mentalement tout ce qui était à ma portée, c'est ainsi que je les vis. Prise de panique et d'incompréhension, je me débattis contre mes entraves sans plus de discernement. Revenant vers moi, un peu inquiet, il me gifla pour retrouver mes esprits. Je n'allais pas l'en remercier mais ce fut efficace.

"Non, je veux pas..."

Il sourit comme s'il s'y attendait. 

"Je ne veux pas... Tu respecteras mon refus, hein ?"

Mon regard était scotché à l'objet de torture posé sur le parquet.
Une alarme vrillait ma cervelle plus sûrement qu'une ambulance. 
La, do, la...
Ja-mais, ja-mais...
Et même in English... No way, No way...
Je phasais total et ça ne lui échappait pas.

"Bien sûr que si tu dis non, je trouverais autre chose pour nous occuper... Mais tu es certaine de ne pas vouloir... Même juste essayer ?"

Je ne savais plus. Je voulais juste être sous ma couette et qu'on me laisse en paix.
Mon refus était beaucoup trop cassant pour être honnête, je ne l'ignorais pas. Si j'avais été sûre de moi, je ne serais pas montée sur mes grands chevaux ainsi. J'aurais juste été suffisamment catégorique pour ne pas lui laisser d'ouverture. Mais, depuis le temps qu'il me parlait de ça, il avait distillé le doute en moi. Il devait s'en douter, le vilain renard rusé qui faisait sa loi...
Je secouai la tête mais je dis oui. Il esquissa un rictus. Je le rendais chèvre, il me le rendait bien. Il me détacha enfin mais je restais assise, soucieuse et attentive. J'avais froid, il me mit son pull sur les épaules. Je me laissais faire. Tout doucement, il me chaussa un pied. Le gauche. Étonnamment, ce fut moins pire que craint. Mes orteils étaient comprimés mais ce n'était pas si affreux. Mon pauvre pied était bien enserré mais il survivrait. Devant mon absence de hurlement, il me mit la droite. Là ce fut plus compliqué, sans doute parce que j'appréhendais moins alors je m'attendais à plus de confort, ou alors c'était mon pied d'appel, le plus fort. Je gémis, j'enlevai ma patte. Tirant un peu plus sur ma chaussette, j'essayais de trouver un angle plus agréable. Chercher s'il y avait quelque chose de gênant dans la chaussure justifiant mes réserves. Mais je ne trouvai rien. J'y allais tout doucement sans forcer. Il m'avait laissée y aller à mon rythme et maintenant que mon pied était prisonnier, il reprit les choses en main. Il laça bien serré ma nouvelle chaussure, je pris mon temps pour m'habituer aux nouvelles sensations. Il ferma le zip. Je trouvais ça moche et bizarre mais lui, il aimait. Soit. Il faut tous les goûts dans la nature, paraît-il. Je luttais pour lui dire de m'enlever ses horribles pompes et de m'acheter des Birkenstock la prochaine fois.

"Tu sais pourtant que je vais pas les mettre... Elles vont dormir dans ton placard... Tu es fou, ça a dû te coûter la peau du cul...
- Je compte bien me venger sur le tien, t'inquiète pas... Tu me rembourseras en nature !"

Je souris malgré moi. Je m'imaginais réellement le payer à l'épiderme de mes fesses, je crois que d'une certaine façon, je trouvais ça amusant. Je devais lui reconnaître que même si ce n'était pas confortable, c'était ma taille et encore assise, c'était vraiment très supportable. Je regardais mes pieds corsetés dans les lacets, me demandant combien de temps, ils allaient y rester. Sur un coup de tête, je me levai. J'étais curieuse de savoir ce que ça faisait. Je m'accrochais par réflexe à son cou. Il avait pris son air ravi qui me donna envie de me rasseoir aussi sec ; il aimait me voir curieuse, voire aventureuse même si cela m'ôtait toute prudence par moment et qu'il me punissait généralement quand je m'étais montrée trop tête brûlée. C'était haut. Très haut. Ça me donnait presque le tournis d'être ainsi perchée sur des échasses. En équilibre plus que précaire. Je me rassis, je n'avais pas la proprioception nécessaire à ce genre d'activités. Je me fatiguais vite. Quand j'étais plus jeune, j'avais déjà glissé mes pieds dans des pointes, j'avais détesté mais je devais convenir que ces ballet boots étaient moins torturantes. 

" Mhh... Et tu avais prévu quoi ?
- Tu veux ? " 

Non, bien sûr que non, c'était évident.

" Uniquement si tu es… gentil."

C'était bien rare quand je lui demandais ça. L'utilisant plutôt comme une insulte. Il en rit.

"On va y aller doucement. Mais ton safeword est la seule chose qui me fera arrêter prématurément. On est d'accord ?"

On pouvait toujours rêver mais je dis oui quand même. Il avait ma sécurité entre ses mains, comme d'habitude. Je lui en demandais sûrement beaucoup… Trop ? On verrait.
M'appuyant sur ses épaules comme une gosse à sa bouée, il m'emmena au milieu de la pièce. En-dessous de l'anneau. Rien que pour faire ces trois pas, je manquai à deux reprises de me fouler méchamment la cheville. J'en avais des sueurs froides. Et presque envie de tout plaquer. Nos conneries allaient encore m'abîmer. J'avais aussi peur que son caprice blesse mes pieds ; frottements, ampoules, saignements, j'allais avoir mal pendant plusieurs jours, et faudrait pas compter sur moi pour prendre ça avec le sourire.
Il me menotta mes poignets me laissant encore prendre appui sur lui, puis il les relia solidement à la corde qui pendait fréquemment au plafond. C'était rare qu'il l'enlève. Par oubli ou par calcul, comme un rappel pour être sage. C'était relativement efficace.
De la même manière, il laissait parfois traîner une canne ou un martinet pour me narguer. Plusieurs fois, j'avais été tentée de cacher ceux que j'aimais le moins, mais je n'avais jamais osé. 
Je testai le lien par habitude, pour une fois, j'étais rassurée, être attachée allait m'éviter de tomber et mes bras allaient soulager un peu mes pieds.
Satisfait de ne pas me voir affolée, il alla prendre quelque chose sur la table. Il tenait deux petits fermoirs sécurisés. Des bébés cadenas adorables qui me foutèrent aussitôt la frousse.

"Je t'interdis. Tu m'entends ? Je te mets un coup de pied, si tu essaies."

Ça le fit rire. Encore. Si mes menaces devenaient drôles, il allait réellement commencer à me faire peur.

"Si tu approches, tu dors sur le canap' ce soir. Et je suis sérieuse !"

Avec lui, j'avais vraiment l'impression d'être une grande humoriste. À deux doigts de monter sur scène pour faire profiter des salles entières de mon talent.

"Safeword ?"

Je rougis en me renfrognant.

"Non ? Bon, cesse tes enfantillages alors. Et tu n'es pas à l'abri de coucher par terre, toi en revanche..."

Ma respiration s'accéléra. Il passa une main entre mes cuisses, sa menace me tuait à petit feu. Et à grande eau. Mon bassin s'offrit mécaniquement à sa caresse. Je ne la méritais pas vraiment pourtant ses doigts ne se firent pas radins. J'en oubliais presque le reste. Ses échasses. Les cadenas. Et l'initiation.
Sa paume quitta ma chatte. La frustration gronda dans ma gorge. Il s'accroupit alors à mes pieds. L'ironie et les mille envie me firent sourire. Il accrocha les sûretés aux fermetures de mes chaussures. Je me sentis plus que jamais à sa merci, me commandant d'être douce et obéissante. C'était un peu idiot puisque même sans cadenas, liée au plafond comme je l'étais, je n'aurais pas pu me baisser pour les retirer. Mais le levier psychologique était trop lourd pour que j'essaie de le baisser. Alors je l'acceptai.
Il se releva. Plissant les yeux comme un chat, il me mata sous toutes les coutures. 

"Ce cul... À se damner..."

Je rosis de plaisir, tentant de ne pas être trop sensible à ses flatteries.
Il prit ensuite un martinet doux dans sa collection et me gratifia de quelques coups. Peu douloureux. Mon corps lui en réclamait plus. Obnubilée par mon désir inassouvi, je gémissais des choses incompréhensibles comme si j'étais blessée.
Je piaffais et lui, me tournait autour en me lançant des miettes que je gobais avec avidité. Mes nerfs ne tenaient qu'à un fil. Il allait m'avoir à l'usure et avec lui, je ne faisais jamais long feu. Sentant ma fébrilité s'accroître, il me fouetta trois fois le dos. Les zébrures vrillèrent ma peau. Les larmes glissaient déjà dans mon cou.
J'étais à bout.
J'avais mal aux pieds. Mes bras tiraillaient.
J'avais envie qu'il me fouette encore mais je ne le supportais plus.
Et ma frustration me rendait folle.
Je ne savais même plus si j'aurais préféré sa punition l'autre fois. Ou non.

"Tu n'es pas très résistante... Il va vraiment falloir que je m'occupe de ton entraînement, je crois ma petite..."

Illumination me tirant des marécages tourmenteurs. Je sus. Il avait tout manigancé pour arriver à ses fins.
Ce n'était pas tant ses chaussures que j'avais refusées les fois précédentes, mais surtout ses tortures sportives. J'étais toujours éblouie par ses stratagèmes et assez naïve pour croire qu'un jour je les déjouerais. Mais il n'était pas le maître pour rien et me ferait exécuter la partition de son choix à nouveau. Ne m'en déplaise, on danserait longtemps encore nos javanaises....





Extrait de Fantasia


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