En dérangement

"Le bâtiment A, c'est le service 3, le C, c'est le 8 et le E, le 9. Cherche pas, y'a pas de logique. Pour brouiller les pistes. Mais tu restes au 33, ici, c'est le B."

Je hochai la tête, mécaniquement. L'air imprégné. Comme si je comprenais tout ce qu'on m'expliquait. J'essayais surtout de garder une attitude professionnelle et de ne garder que pour moi ma tête d'ahuri.
Il avait dû quand même le sentir, car le chef de service se fendit de commentaires.

"Lui, Edmund, il est sous couverture."

Littéralement. Un type se promenait en rasant les murs de la courette, la tête sous un drap. Personne ne semblait s'en préoccuper. Je tentai de faire de même. Me fondre dans le décor.

"Lui, là-bas, Jean-Charles, on lui a dit au dernier entretien quand il a exprimé le souhait de sortir, que c'était prématuré et qu'il nous semblait encore au bout du rouleau. Il l'a pris un peu trop au pied de la lettre... Depuis, il se balade avec en prenant soin de ne pas le devancer... Un conseil, évite les expressions idiomatiques, trop imagées, les métaphores... Certains ne sont pas prêts pour cela. Et parfois, c'est compliqué de revenir en arrière..."

J'acquiesçai en notant mentalement.

"Et pourquoi l'autre le suit ainsi ?

- Ah ça... Pierre cherche un tuyau, c'était son job... avant. Et le rouleau d'arrosage y ressemble alors... Il ne veut pas le trouver pour autant, car sinon il serait désœuvré. Et ce serait la crise. Personne ne veut que ça arrive. Crois-moi, tu ne veux pas voir ça. Alors pour éviter le drame, il se tient à distance tout en ne le quittant pas des yeux. Au moins, ça l'occupe. Et ça ne fait de mal à personne. Donc objectif rempli, plus ou moins..."

Simon me racontait tout cela, avec un détachement qui me semblait irréel. Dans quoi m'étais-je embarqué ? Je me souvenais encore de la décharge d'adrénaline quand j'avais vu le courrier me confirmant mon entrée dans l'armée comme médecin. Je n'imaginais pas alors tout cela. J'avais surtout été fier de pouvoir servir mon pays, à ma manière. D'apporter mon aide à ceux qui en avaient besoin. Mes parents étaient gonflés d'orgueil, j'avais réussi les tests, ils n'auraient pas à rougir de moi lors du prochain dîner de famille. J'allais presque devenir un héros dans la bouche de ma mère pour faire la nique à sa cousine qui n'avait que ses enfants parfaits comme sujet de conversation. Elle s'en réjouissait d'avance...
Mon responsable capta à nouveau mon attention, en pointant du doigt une nana. Elle aurait pu être jolie. Mais elle semblait surtout être un pastiche de série B.

"Certains ne se voient pas confisquer leurs accessoires, à condition d'y faire attention. Et de ne pas être dangereux.
Regarde Laura : on lui a laissé son foulard et ses lunettes. Dès qu'on veut les lui voler, elle mord. Ce n'est pas forcément déontologique, mais on laisse faire... Au moins, personne ne s'étranglera, ni ne se crèvera un œil si elle joue à la pie couveuse. C'est toujours ça de pris. Parfois, ce qu'ils font n'a pas de sens, mais un but. Au moins, ils s'occupent, ils ne végètent pas ici... comme dans certains services. Prépare-toi à ne pas tout comprendre, même si certains pensionnaires semblent garder tout de même une certaine logique.
Là, ce ne sont que les patients les moins atteints. Tu ne t'occuperas pas des autres, de toute façon. Et ton badge ne te permet pas d'aller les voir. Parfois, ils divulguent des secrets-défense dans leurs délires, tu n'es pas habilité. Et tu ne le seras probablement jamais. Pose pas trop de questions d'une manière générale, enfin à part sur les traitements et les thérapies, et tu n'auras pas de soucis. T'es là surtout pour obéir, alors fais ce qu'on te demande et ce sera plus simple pour tout le monde. Les initiatives, tu oublies. C'est mieux pour tout le monde. Tu es nouveau, alors ne prétends pas le contraire, les patients sont fous, pas idiots, ils te respecteront plus si tu ne joues pas de rôle."

Je perdis à nouveau le fil, abîmé dans la contemplation de la faune, pas si sauvage, qui devait peupler mes prochaines années.

"On peut pas les lâcher dans la nature, ils savent trop de choses confidentielles.
Foutu pays du Bien, avant c'était réglé avec un bon accident, sans assister à cette décrépitude...
Mais bon si ça se savait, ça ferait scandale, veulent plus prendre le risque : alors voilà.
Politichiens de mes deux !
Et puis, évidemment, on ne peut pas les soigner via des thérapies classiques et certains médicaments qui désinhibent trop sont proscrits. Parfois, on a plutôt l'impression de faire plus garderie qu'autre chose, mais bon..."

J'ouvris la bouche po...
Mais Simon devança mon interrogation.

"Pourquoi on fait pas du suivi préventif ? Hein ? Eh bien, si on pouvait, on le ferait, tu penses bien. Sauf qu'il y a des choses où il ne faut qu'un nombre strictement limité de personnes au parfum. Et nous, on est jugés de trop. On peut le déplorer, essayer de changer les pratiques mais on se heurtera à des murs tellement hauts qu'on ne tente même plus. C'est comme ça, et faut l'accepter. On est considérés comme moins fiables, notre pratique de la parole... Notre blouse... L'armée, les renseignements se méfient de nous. Jusqu'à ce qu'à force d'infiltrations, de stratagèmes tordus, de parties d'échecs à l'aveugle avec des adversaires invisibles, certains pètent un câble soudainement, d'autres deviennent peu à peu paranoïaques. Enfin plus qu'il ne faut. Ici, de toute façon, on doit l'être. Même toi, tu verras, ça vient avec le métier. Et donc, ils ne discernent plus le vrai du faux, à force de mentir, de ne plus faire confiance, même en leur instinct, ils perdent pied progressivement et partent dans des délires qui les font atterrir ici. Chez nous. Et là, dans notre royaume, on a le droit à un peu d'estime. Surtout quand parfois, on a des guérisons quasi miraculeuses. C'est pas vraiment notre fait, puisqu'on a vraiment un champ d'action limité. Mais bon... On les remet alors dans le circuit, on leur trouve une mission écran, ils ne savent pas que c'est bidon ou presque. Ils ont l'impression d'être utiles. À nouveau. Ça leur fait du bien. Et parfois ils ne rechutent pas. Ils peuvent même sortir de leur placard doré. Mais bon, les chefs n'ont plus confiance, le doute subsiste, ils sont toujours manipulés avec précaution. Des grenades en devenir. Et cette étiquette colle jusqu'à la retraite. Généralement, à ce moment-là, ils obtiennent enfin le droit légitime qu'on leur foute la paix. Je dis généralement, parce que quand, un ancien du service déclare un Alzheimer, et crois-moi, on est rapidement au courant, alors on réintervient une dernière fois. 
L'EHPAD est le bâtiment qu'on aperçoit plus loin en continuant sur la route pour venir jusqu'ici. Tu n'y as pas accès, il faut vraiment montrer patte blanche, même pour la famille du malade, d'ailleurs surtout pour elle. Les agences étrangères tentent parfois de s'infiltrer ainsi."

J'écoutais mon nouveau chef d'une oreille très attentive, et pourtant je n'arrivais pas à empêcher mes pensées de vagabonder ailleurs, tout en me réprimandant silencieusement et m'exhortant à retenir toutes les informations partagées. Simon n'avait pas l'air du type qui aimait se répéter, j'avais plutôt intérêt à être concentré. Mais je m'imaginais déjà ce soir et chez moi, quand je tairai les détails pour raconter ma journée. Car j'ai signé. Restant vague, j'ennuierai rapidement Emma, ma copine, on passera alors à autre chose.
Et demain, mon réveil sonnera beaucoup trop tôt, elle râlera, encore, je prendrai le même train de banlieue et je reviendrai ici. Où ma présence ne servira pas à grand-chose, mon habilitation ne le permettant pas. Et puis... un surlendemain arrivera qui ressemblera aux autres.






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