Esclave de la lune


- Eh bien, ça faisait longtemps...

Je suspendis quelques instants mon geste. Dos à lui. Ma chemise pourrait ne pas être rentrée dans mon pantalon deux secondes, ça n'empêcherait pas le monde d'être monde. Voilà ses reproches à peine déguisés, je n'étais pas d'humeur mais je ne voulais pas le froisser. Pas après... ça. Notre Ça. Freud aurait beaucoup à en dire. De toute façon, c'était un bavard invétéré, il avait toujours un avis sur tout. Et quand il s'abstenait, c'était encore plus suspect.

- Oui... Quelques mois...
- Presque un an, tu veux dire...
- Si tu veux... Mais c'était bien, sans doute mieux... Notre désir marche à la frustration, j'y peux rien...
- On se revoit bientôt ?
- ... On verra bien... J'ai...
- Ça, ça veut dire non. Un jour, tu oseras me le dire en face ?"

J'inspirai profondément. Il cassait tout avec ses mots stupides. Il ne pouvait pas être content ? Juste ça. J'avais été contente de le voir. Maintenant je n'aspirais qu'à rentrer prendre un bain et dormir. Mais je ne voulais pas partir comme ça, j'avais besoin d'arrondir les angles. De le rassurer. De me tranquilliser.
Je me retournai vers lui. Encore mal fagotée.

- S'il te plaît, David... Ne commence pas... Tu n'as pas aimé ?
- Si bien sûr... Et toi ?
- Je viens de te le dire... Ne gâche pas tout...
- J'aimerais juste te voir plus... Pourquoi aujourd'hui tant d'empressement ? Alors qu'hier j'avais l'impression de commettre un impair en te proposant ? J'ai besoin de comprendre aussi Charlotte.
- Bah j'en sais rien, demande à tes autres partenaires.
- Elles reviennent pour mes beaux yeux. Elles.

Dans ce "elles" il y avait tous les blâmes qu'il n'osait pas me cracher à la figure. De peur de ne plus jamais me voir. Mon peut-être le blessait. Mais mon silence lui serait encore plus insupportable. C'était mal me connaître, je ne lui ferai jamais ça. Disparaître des écrans radar, peut-être mais juste quelque temps. Pour faire le point. Seule. Toute seule. Et puis après revenir : il trouvait toujours quoi me dire pour m'en donner envie, et il ne l'avait même pas encore compris. Je lui pris les mains, pour tenter d'apaiser les choses. J'essayais de me dessiner un doux sourire sur les lèvres, je ne voulais pas qu'on se quitte fâchés. C'était idiot.

- Elles. Ont raison. Tu as de beaux yeux, tu sais.
- C'est la première fois que tu me fais un compliment...

Il avait l'air presque choqué. J'avais l'impression de m'enfoncer un peu plus dans ce bourbier. Foutu évitement du conflit. Pathologique. Dans un monde parallèle, je l'aurais planté là, pour tout arranger par messages quelques jours plus tard. Mais ici, je devais rester.
Il retira ses mains comme s'il s'était brûlé. Je l'avais brûlé. Je soupirai alors vraiment. Sans avoir envie de transformer ça en quelque chose de plus poli. On était fatigué, on avait surtout besoin de temps calme. Il n'allait ni m'entraîner dans une dispute, ni sur un chemin de promesses que je me forcerais alors à honorer. Je ne voulais pas de ça pour nous. La vie était une contrainte assez conséquente pour ne pas s'en rajouter inutilement. Avec lui, c'était sans engagement. C'était clair depuis le début. On ne se mentait pas. En tout cas, pas là-dessus.

Je m'assis sur le bord du lit pour finir de mettre mes chaussettes. Il me les chipa des mains. Comme un gosse.

- Tu saoules.
- Bah réponds-moi. Pourquoi aujourd'hui ?

Je soufflai, agacée. À deux doigts de partir pieds nus dans mes tennis.

- Qu'est-ce que j'en sais moi, pourquoi aujourd'hui et pas hier ?!

Je me remis debout, soudainement mue par un ressort invisible, arpentant sa chambre, avec une énergie nouvelle. À la recherche de mon gilet, qui avait valsé quelque part, quelques heures plus tôt. Il n'osait plus m'interrompre.

- Le printemps, les marées, mon cycle, les astres, le temps, la saison... Que sais-je encore ? Tu ne sais pas ce que c'est d'être régi par des choses plus grandes que nous. Sur lesquelles on n'a aucune prise. D'en être complétement tributaire ? Hein, t'en sais rien ? Bon, alors s'il te plaît, n'en rajoute pas. Tu sais... J'aimerais tellement être plus maître de moi-même parfois... Que ma volonté soit suffisante. Mais je ne suis rien quand les éléments font de moi une petite marionnette qui donne ses fils à certains qui s'amusent à les emmêler. Au moins, toi, tu ne fais pas ça... Alors voilà, pourquoi toi. Et maintenant.

Je mettais un souk pas croyable juste pour trouver mon lainage.

- Ton...
- Quoi ?

Trop tranchante, je m'excusai aussitôt. Il n'y était pour rien. Pour ça. 

- Alors ton pull est resté dans le salon...
- Ah, oui ? Euh merci...

C'était de ces moments où on se sent gourde. Obligée de redescendre de ses grands chevaux, se sentir naine est alors très déstabilisant.

- Viens, je vais nous faire une infusion... Je te proposerais bien un café, mais j'ai l'impression que tu as déjà ta dose.

Je me retins de lever les yeux au ciel, de lui tirer la langue, et de sortir une réplique acerbe qui me brûlait pourtant déjà les lèvres... Et le suivis, gentiment, encore pieds nus, dans la cuisine.




Commentaires

Les plus lus du moment