Le Lac des signes

Toc, toc.

Comme un mauvais film. Se retrouver cinq ans en arrière.
Du grand n'importe quoi dans toute sa splendeur.
Pourtant je suis là. Je gratte à la porte à l'heure dite. Sûrement pas moins stressée que la première fois.
Comme fait exprès, il a plu aussi dans la soirée. Je suis toujours en jogging et j'ai encore peur de ressembler à un chien mouillé. J'ai aussi mis mes bas dans mon sac, et une culotte rouge en viscose. Toute simple.
Mais cette fois, je n'ai pas mis deux heures à prendre une douche, me crémer. Arranger mes cheveux, virer mes poils. Non, cette fois, je reviens de la piscine. J'ai mon maillot et ma serviette mouillés dans mon deuxième sac.

Tu m'ouvres.
Comme la première fois, j'ai un mouvement de recul. Je sais que tu fais ma taille, je ne m'étonne pas de te trouver petit. Et pourtant si. J'ai l'impression que tu te tasses un peu plus ou alors j'ai grandi. Tu as grisé. Ton teint est fatigué. Tu te prends un coup de vieux à chaque fois que je te vois. Tu devrais apprendre à faire attention à toi. Mais tu plaideras que ta vie n'est pas simple, tu as des responsabilités. D'adulte. Tu le tairas, ce dernier mot. Je l'entendrais quand même. Tu continues à m'infantiliser. C'est ton problème. Tu crois toujours que tu n'as pas le choix dans ta vie. Vanille.
Balivernes, foutaises. Tu me réponds que c'est facile quand on ne doit s'occuper que de soi. Et que je verrais bien plus tard, combien mes idéaux prendront du plomb dans l'aile.
Pourquoi veux-tu tuer mes espoirs ?

Je déteste quand tu joues au vieux con. Tu n'as plus besoin de te forcer beaucoup, du reste. Ça me donne envie de te mordre. De sentir ton sang perler sur mes lèvres. Mes dents.
Je n'ai pas envie de croquer une vieille carne. S'il te plaît, ne nous disputons pas. Je n'ai pas envie d'avoir pitié de ta mine fatiguée. S'il te plaît, reprends des couleurs. Ou bien, je te borde comme un bébé. Et je chante une berceuse.

"Bonsoir."

Ta voix n'a pas changé. Au moins ça. Je suis rassurée. J'aurais encore envie de toi. On tamisera les lumières. Tu ne verras pas ma toison. Et moi, le traumatisme dans tes yeux. Quelle idée d'avoir cette peur de la pilosité, voyons ! Toi, qui me protège des araignées. Tu me crois insensible. Braque comme une enfant. Mais tu te trompes. Ce n'est pas parce que je me tais que j'ignore tout de ton trouble. Tu ne le partages pas avec moi ; je me trouverais indiscrète de t'interroger. Tu es responsable de ce que tu veux me dire. Je ne suis pas là pour t'arracher ta vérité. Avec mes dents.
Une furieuse envie de te frapper. Pour évacuer la tension. Tous nos reproches muets aussi. Les miens, je les formule à l'occasion. Toi, tu te mures. Que crois-tu ? Que c'est simple de faire des phrases ? Je fais l'effort pour toi. Tu n'as pas les mêmes égards. Pour moi.

Je secoue la tête. L'eau coule de mes cheveux. Je chasse une larme. Tu t'effaces. Me laissant rentrer. Je déloge le chat dans ma gorge, qui manque de me faire pleurer.

"Si tu permets. Je vais me changer."

Tu m'indiques la salle de bain. Quelques gouttes coulent de mes yeux. La serviette propre et chaude sèche ma tignasse.
Je me déshabille. J'ai maigri. Je m'entretiens un peu. C'est bizarre comme expression. Comme des canalisations. Penser à des égouts immondes me dégoûte et m'amuse. Que dirais-tu si tu avais accès à ma tête ? Ça t'agacerait que ça parte dans d'autres directions que vers toi qui m'attend ?
La lumière blanche du miroir n'est pas indulgente. J'ai perdu mon teint de poupée. Moi aussi, je vieillis. Un sourire, et je fais illusion. Une grimace, et tout saute aux yeux. Toi au moins, tu ne fais pas semblant.

Je mets mes affaires de bain sur le chauffe-serviettes. Avec un peu de chance, ce sera sec demain.

Pas question de fétiche. Je range mes dents. Tu ranges tes cordes.
Rien qu'une nuit d'amour. D'apaisement.
J'aurais refusé normalement.
Mais tout m'a menée à cette chambre. J'ai trainé des pieds. Renâclé. Toi aussi, tu n'as rien fait pour nous convaincre. Je ne sais comment on a pu se retrouver. On ne se comprend plus depuis longtemps. Tu es incapable de t'aimer, comme moi, à l'époque. Sauf que, j'ai appris. Toi tu t'entêtes. De quoi te flagelles-tu ainsi ?
Ne pas être aimée, est-ce une façon d'entamer sa vie charnelle ?
Pourquoi jouer cet pantomime encore un peu ?
Ça va être nul. Je le sais. Je le sens. Des aimants en collision. C'est peu agréable.
Mais nous faisons toujours librement ce qu'il était fatal que nous fassions. Cioran me revient. Un Roumain. La Transylvanie. Encore des terres pas anodines. La magie dans les veines. Il savait de quoi il parlait.

Je sors.
Ton sourire carnassier me rassure. Je crois que je te plais encore.

Entre nous.
C'est doux. Mon corps est anesthésié, il ne bloque plus l'accès. La nouvelle lune nous réveille. Vénus rétrograde en balance, je crois. Tu jouis dans la capote. Je me détends, dans un râle. Tu prends ça pour du plaisir. Je ne suis pas là, pour ça.

Tu me ressers un verre. Je crois que je préférerais de l'eau. Mais je prends la vodka. Pour la première fois depuis bien longtemps, on parle. Ce n'est pas l'alcool, les effets sur toi ont toujours été minimes. Moi, c'est surtout une excuse pour accuser le chat si je dis trop de bêtises. Là, il n'est pas question de ça. Peut-être que j'avais sous-estimé le pouvoir d'une bite dans ma chatte. Peut-être que maintenant, on est intime. Peut-être. Enfin.

"Pourquoi ?"

Ma tête penche vers la gauche. Je te regarde en coin. Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi on a attendu ? Pourquoi on a sauté le pas ? Pourquoi ? Quoi ?
Tu te parles comme à toi-même. Je n'interromps rien. Je me blottis dans les draps. Égoïstement. Comme pour trouver mes propres réponses. Et puis, je trouve le courage de revenir vers toi. Pour ne pas avoir le regret d'avoir contribué à une mascarade. Je m'allonge sur tes jambes, jouant avec mon verre. Et alors je te raconte. Ma venue. Sous forme de petite histoire. Je crois que mes romans ont fini par te manquer. Même si tu n'as jamais le temps pour me lire. Enfin, tu n'en prends jamais la peine. Tu as vingt-quatre heures comme tout le monde. Si tu cessais de te faire croire du contraire, tu t'apaiserais.

Maladroitement, je couds la toile. Une légende. 

"En Inde, en Scandinavie, n'importe où tu veux. Deux êtres sont nés. Ils doivent un jour se rencontrer. Ils apprennent à s'apprécier et puis au fil du temps, ils finissent par se détester. Mais leurs batifolages ne les dispensent pas de leurs tâches. Ils ont distrait la destinée, sans l'accomplir. Leur vie devient plus compliquée. Les incidents, retards et autres revers s'accumulent. Ils consultent tous les deux, sans se concerter, les astres. Et les étoiles s'alignent. Leurs flux est à nouveau connecté. Inconsciemment. 
La jeune femme catastrophée va de son côté voir son chaman.
Dans sa transe, son visage se déforme. Elle croit voir l'être haï.
Il se met à psalmodier.

“ Nous allons nous unir. Et on fera comme si nos âmes incompatibles était suffisant. ”

Le mage devient comme sa fausse jumelle. Il poursuit.

“ Des revanches en pagaille.
Je t'ai blessé quand je ne portais pas ce nom.
Tu me le fais payer. Ici-bas. Je te demande pardon. Mais ce n'est pas suffisant. ”

Brutalement, il revient à lui. Plantant ses prunelles jaunies, il scelle le sort : “ Un enfant naîtra de vos discordes. Il sera là pour ne pas oublier. Il écrira encore. ”

La femme bouleversée en appelle à la Terre Mère nourricière. Mais en vain. Même les divinités se plient à la destinée.

Un jour d'orage, les anciens amoureux se retrouvent malencontreusement seuls dans la même forêt. En désespoir de cause, ils veillent l'un sur l'autre. Ils trouvent une grotte pour s'abriter. Des baies pour dîner. Et deux cailloux et des brindilles miraculeusement sèches pour le foyer."

Je m'arrête pour boire. Comme incommodée par la fumée. Impossible. 
Tu en profites pour m'arrêter. Tu ne tiens pas vraiment à la fin.

"C'est joli. Tu as vraiment beaucoup d'imagination. Tu devrais écrire.

- Je te l'invente. C'est pas suffisant ?

- Au moins, tu pourrais gagner ta vie. Autrement que maintenant."

Évidemment, tu me ramènes les deux pieds sur terre. À me rappeler que toi, tu gagnes bien ta vie. Comme tout le monde l'attend de toi.

Je bats des paupières, pour chasser mes pensées parasites. J'ai encore la suite de ma trame à te confier. Je n'ai rien prémédité. Et pourtant, c'est comme si la check-list se déroule.

"Tu sais, j'ai un peu triché. En fait, je suis allée voir une medium... Pour nous."

Je marche sur des œufs. Tu vas encore me dire de dépenser l'argent à bon escient.

"Elle était gratuite... Ou presque."

Je préfère prendre les devants. Tu caresses mes cheveux comme si j'étais un animal craintif.

"Presque ?

- Tarif libre.

- Ah. C'est original. Certains peuvent se le permettre, probablement... Tu as donné combien ?"

Je soupire, la conversation glisse. M'échappe.

"Un gâteau au chocolat. Ça te va ?

- C'est... c'est vraiment très libre. Effectivement.

- Les dons servent l'intérêt commun. Pas notre ego financier.

- Certes... Et elle t'a dit quoi ? Sur moi ?"

Tu n'aimes pas que je te mêle à mon ésotérisme. Je comprends.

"Que... Tu es un type... bien... qui essaie de faire de son mieux..."

Même moi, je n'y crois pas.

"Vraiment ?

- Non. On n'a pas parlé de toi, ainsi.

- Alors ?

- Eh bien, elle m'a dit que je te reverrais, un jour. Après avoir coupé les ponts, longtemps. Que je t'offrirais alors ma virginité. Que l'expérience ne serait pas la meilleure de nos vies. Mais l'essentiel serait ailleurs. Ton âme a choisi d'être le guide de ma sensualité. Dans d'autres incarnations, on s'est fait du mal, les torts sont partagés. Tu avais réussi à commencer ta mission et puis, on s'est séparés. Alors, la vie devait nous réunir à nouveau. Pour terminer le boulot.
Entre temps, on me dirait sans doute que je suis stérile. Sans espoir de pouvoir avoir un enfant. Ça te rassurerait. Et on coucherait enfin ensemble... Non. Elle m'a dit qu'on ferait l'amour. 
Peu importe nos précautions, je vais tomber enceinte. Ne t'inquiète pas. Une fausse couche, après quelques mois de grossesse. Je serais complètement sous le choc. Pendant de longues semaines, de longs mois. Et puis, un jour, mon bébé, notre bébé me parlera. Il ne se réincarnera pas avant de pouvoir avoir cette conversation. Je l'aiderais alors à dépasser cet entre-deux mondes. Et à partir de là, je comprendrais.
Et toi, de ton côté, tu cesserais de refuser d'être père et de laisser un amour sain entrer sincèrement dans ta vie. On deviendrait peut-être amis, avec le temps.

- Ah quand même... C'est la fin de ton histoire ?

- Ça te fait peur si c'est vrai ?"

Comme semblant voir les choses différemment, tu parais intéressé, et tu me demandes encore. Alors, je te raconte. 

"Mon Amour, si j'avais eu le choix, j'aurais préféré une autre voie. Savoir tout ça, ça gâche un peu le voyage... Et puis, tu sais bien que je suis une flippette, mal à l'aise avec l'impalpable. Au moins, toi je peux te toucher. Alors tu me fais moins peur. Même avec des cordes."

Tu me taquines un peu, surjouant le dominant intimidant. Et puis, tu éclates de rire. Ça ne te ressemble pas. Tu caches ta gêne. Je savais bien que tu n'approuverais pas. Tout ça. Minuit est loin. Tu finis par t'endormir. Contre moi. À te moquer de ma Madame Irma. Je te regarde encore un peu. Avant de te rejoindre discuter avec Morphée. Et d'éteindre la lumière. Heureusement que tu n'as jamais su que cette diseuse de bonne aventure, c'était moi.

En claquant la portière, je repense à cette soirée d'automne. Tes bras me manquent parfois. Je sais bien que ça ne se dit pas. L'énergie de manque appelle le manque. Je te l'ai appris et seriné. Tu serais trop heureux de me le renvoyer. Se surveiller, être responsable de ce qu'on vibre. C'est fatiguant.
Parfois, j'envie la gamine insouciante sur les photos de famille. Et puis, je me souviens que cette enfant était une morte-vivante. Aujourd'hui, quand je souris, c'est vrai. C'est mieux. Parfois, il reste la nostalgie des faux-semblants. Le temps d'un instant. Pour trouver une foi, plus grande encore.

Une chouette vole au loin, le battement d'ailes emplit l'espace. L'odeur de l'humus chatouille mes narines, l'étang est proche. Ma bouche fume. J'ai ce réflexe d'enfant, je mime une cigarette. Je ris. Dans la nuit noire, je frissonne dans l'écho. J'espère seulement que cette fois, les vieux poilus seront raisonnables. L'autre côté les attend.
Et moi, mon thé à l'hôtel.




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