Par le judas
(Tétralogie Nos chemins de Damas - "Par le judas de notre histoire" : fin de "Les voies du Seigneur sont impénétrables...", "Que notre joie demeure" et "Ainsi soit-elle !" ?)
J'étais allongée sur ses cuisses en travers du lit, la tête dans mes bras, je me laissais bercer. Assis, le dos reposant contre le mur, il me caressait les cheveux comme si c'était un trésor. Nous étions tous les deux nus. C'était la première fois. D'habitude, il gardait au minimum son caleçon quand il me mettait à poil pour nos jeux et inversement quand il était en costume d'Adam, j'enfilais son t-shirt trop grand qui me servait de chemise de nuit. Comme un accord tacite, nous n'avions jamais pensé à le trahir. Jusqu'à maintenant.
Après ce qui s'était passé, nous étions tellement chamboulés.
Je revoyais sans même y penser nos débuts : le bar du village, la montagne et bien sûr, l'église. Comment l'oublier celle-là. Jean-Seb m'avait dit une fois qu'il faudrait nous marier là-bas, j'avais ri, ne sachant pas s'il était réellement sérieux.
Par une belle journée, Sophie et moi lézardions à la terrasse de l'hôtel qui faisait également café. Là-bas, tout faisait plusieurs fonctions. Économies de moyens, j'imaginais.
"Adèle, passe-moi la carafe, s'il te plaît. Je meurs de soif !
- Presque une chaleur de putes…"
Elle pouffa, c'était un jeu entre nous, on s'amusait à choquer gratuitement par moment, et cela nous amusait follement.
J'allais m'exécuter quand une voix trop familière retentit dans mon dos. Je sursautai.
"Adèle ? Enchanté, Mademoiselle. C'est très joli.
- Uniquement pour les intimes. Pour vous, ça sera Adélaïde !"
M'avait-il entendue ? Cela ne changeait rien en soi et pourtant je le voyais déjà me sermonner pour mon vocabulaire. Je devais rougir à vue d'œil, j'espérais que le soleil pourrait me servir d'alibi.
Sophie s'invita dans notre conversation.
"Ah tu connais Jean-Seb toi aussi ?
- Euh…
- On s'est croisé hier, elle semblait avoir besoin qu'on la guide sur le bon chemin…"
Il me gratifia d'un sourire goguenard. Je le fusillai aussitôt du regard. Sophie ne semblait pas remarquer l'animosité dans l'air.
"Ah oui le fameux raccourci… Excuse-moi encore… Mais bon si je t'ai fait croisé l'Apollon du pays, tu devrais presque me remercier, ajouta-t-elle à voix basse. Je grinçai des dents pour toute réponse.
"Tu sais Sophie, je ne la connais pas très bien… encore."
Alors que j'allais répliquer vivement, il ne m'en laissa pas le temps.
"Juste son amour pour le rose, en définitive, d'ailleurs…"
Cette fois, j'en étais sûre, j'avais viré pivoine.
"Son amour pour le rose ? Elle est incorrigible ! Elle t'a embêté avec ça ? Mademoiselle a décrété un jour qu'elle n'aimerait pas… Sans doute pour jouer au garçon manqué… J'ai beau lui dire que ça lui irait bien au teint, impossible de lui faire porter un truc rose… C'est fou d'être têtue comme ça…
- C'est vrai que le rose vous va bien…
- Tu vois, il est de mon avis. Écoute-le un peu, c'est la voix de la sagesse !"
Sophie se pencha vers moi.
"Je crois qu'il en pince pour toi, ma belle…
- N'importe quoi ! Par contre, moi, je risque de vraiment le pincer s'il continue à me regarder ainsi…
- Petite sauvage ! T'inquiète, je vais t'arranger le coup…
- N'en fais rien ou je finis nos vacances enfermée dans ma chambre…
- Que va-t-on faire de toi ?.."
Jean-Seb voulut revenir dans la danse, se sentant un peu à l'écart, sans doute.
"Après ces messes basses sans curé… Très malpolies, d'ailleurs Mesdemoiselles. Que diriez-vous d'aller passer l'après-midi au lac ? J'y serais avec quelques amis, vous êtes les bienvenues.
- Impossible, notre agenda est plein !
- Le contraire m'aurait étonné… Si vous changez d'avis… Au plaisir, Demoiselles, je file. Sophie. Adèle, je gage que nous deviendrons bientôt intimes."
Il singea un baise-main pour ma traîtresse d'amie et un signe de tête pour moi. Je lui répondis par un sourire crispé, me retenant de le gifler.
"T'exagères, tu l'as fait fuir… Vraiment des fois je me demande bien ce qui cloche chez toi… Enfin, c'est pour ça que je t'aime ! Mais bon, on avait prévu d'aller nous baigner cet aprèm, on va faire quoi maintenant ?
- Il voulait juste nous voir en maillot de toute façon… Et il a un air suffisant détestable…"
Elle s'esclaffa.
"Il va adorer quand je vais lui dire !"
Je blêmis.
Qu'arriverait-il si je recroisais ce chef scout ? Se pourrait-il que ça refinisse comme la veille ? J'avais encore quelques jolies marques que je m'efforçais de cacher : adieu mes dernières baignades ! Heureusement pour mon pauvre derrière, notre dernière entrevue avait été écourtée.
Alors que mon tortionnaire hésitait à en remettre une couche ou m'accorder sa clémence, le Seigneur, ayant entendu mes prières, avait mis fin à mon calvaire en la personne de la bonne du curé. Il était tard, il fallait penser à fermer l'église. Heureusement pour nous, sa voix rocailleuse portait loin, même en chuchotant, elle devait en griller des tympans ; elle s'était contentée de rester près du portail central, elle ne pouvait pas rester, elle avait une soupe sur le feu.
Comme se parlant à elle-même, elle félicita le brave petit, avec des gars comme ceux-là la religion aurait encore de beaux jours. Si elle savait ce que faisait son brave petit, elle aurait une attaque ! Comment le bon paroissien aurait-il pu justifier une fille cul nu sur ses genoux ? Il avait de la ressource, je n'en doutais plus mais bon, je doutais quand même fortement que la vieille puisse avaler cette pilule aussi facilement.
"Tu remettras bien la clef sur la table de la cuisine du presbytère, hein ?
- Oui, ne t'inquiète pas, Madeleine, j'arrive dans cinq minutes !
- Brave petit…"
Effectivement, elle était à deux doigts de lui décerner une médaille. Je lui aurais plutôt bien volontiers décocher une claque mais même cette envie m'avait quittée.
"Ah non, Sophie, je te l'interdis ! Je suis sérieuse.
- Dis-donc toi, aurais-tu peur de lui ?
- De ce Dom Juan de pacotille, jamais de la vie !
- Alors toi aussi tu as le béguin pour lui ! Mes enfants ça va être des vacances fantastiques !
- Ça ne va pas ? Tu fais rien, hein ? Tu promets ? Sophie !
- Calme-toi, voyons ! Il te fait clairement de l'effet le petit pour te mettre dans un état pareil. Je te promets que je ne ferais rien pour te nuire, tu le sais bien."
Sophie avait effectivement tenu parole. Je passais mon temps, à éviter celui-dont-je-ne-voulais-plus-prononcer-le-nom, mon amie trouvait cela à la fois divertissant et navrant. Elle me reprocha ma légère puérilité et puis était passée à autre chose, elle avait un certain Benoît en tête ce qui me laissait un peu de répit.
On avait croisé brièvement Jean-Seb et ses camarades alors qu'on se mettait en route pour le chemin du retour. Tout le monde avait été courtois. Un peu vexée, je pensais alors qu'il m'avait oubliée et c'était pour le mieux d'ailleurs.
Et puis un jour, un message d'un numéro non enregistré :
"Bonjour Mademoiselle,
Voudriez-vous boire un café ensemble ?
Jean-Sébastien
P.S.: Promis, vos fesses s'en sortiront indemnes…"
Sophie avait osé. Gentille petite traîtresse.
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