Ne-m'oubliez-pas




"20 h..."
Je me décomposai aussitôt quand mes yeux se posèrent sur les minutes fièrement annoncées par mon téléphone. Et mes notifications.
Un message et un appel manqué.
Dix minutes de retard. J'aurais beau avoir les meilleures excuses du monde. J'étais cuite. J'avais presque envie de faire demi-tour. Mais mon doigt cherchait déjà l'interphone et je poussai la porte en entendant le déclic caractéristique. Comme une invitation. 
Mon cœur dans les tempes, je n'entendais plus qu'un vague brouhaha lointain quand je m'aperçus que j'appuyais comme une dératée sur la sonnette. Trahissant ma nervosité. Il allait sans doute m'expliquer que ce n'était pas poli non plus.

"En voilà des manières !"

Son sourire trahissait sa remontrance. Je ne savais plus où me mettre. J'avais beaucoup à dire et pourtant je restais muette. Les pensées en désordre. Par où commencer ?

"Nerveuse ?"

Il s'amusait encore de mon trouble. On allait encore et encore rejouer ça ?

"Non, bien sûr que non."

Si ma voix ne tremblait pas, j'évitais soigneusement de croiser ses iris. Furetant à la recherche d'un point d'ancrage, la grande horloge me regardait accusatrice : quinze minutes de retard. Déjà ? Mon téléphone confirma.

"J'ai failli m'inquiéter."

Je sursautai. Dans mon dos, il glissa ses mains sur mes épaules. Machinalement, je cherchais à me dégager, mais mon mouvement n'était qu'une faible esquisse.

"Je te débarrasse ?"

Il n'y avait rien d'interrogatif. Comme toujours avec lui. Mon manteau était déjà dans ses mains. En me forçant un peu, j'essayais de me détendre.

"Merci bien... et euh... Pour le retard, pardon... Le métro, tu sais ce que c'est..."

Je savais que depuis qu'il avait les moyens, il évitait, au maximum, les transports en commun. Il avait raison du reste. Aucun être sain aime courir dans les sous-sols parisiens.

Je m'approchais de la table basse tandis qu'il accrochait mon imper. Des verres étaient posés, sur des dessous de verre. Invariablement, je m'entichais de types maniaques. Je ne savais pas trop ce que ça disait de moi. Je voulais trouver quelqu'un de plus control freak que Bibi ? Peut-être. Sans doute. Ça me donnait probablement l'impression d'être plus légère. Peut-être. Sans doute.
Au moment de saisir la carafe d'eau à proximité, je la vis. Je me décomposai aussitôt. Je sentais ses yeux sur moi. Il ne loupait rien de la scène. Objectivement, même si Hugo était plus doué, elle avait un côté amateur très charmant. Ça n'aurait pas été moi, je lui aurais trouvé des qualités artistiques. Mais voilà, c'était moi. Et loin de m'enorgueillir, je me sentais idiote, irresponsable. Et j'en passe.

"Merci pour la photo, elle est très réussie."

Il s'était assis en face de moi. Je me retins de lui tirer la langue. Une canne était posée sur ses genoux.

"Tu n'étais pas obligé de l'imprimer... Merci pour la délicate attention."

C'était plus fort que moi, mon sarcasme était obligé de sortir.

"Ne t'en fais pas, j'ai supprimé la version numérique. Mais elle était trop jolie pour simplement la mettre à la poubelle."

Je rougissais sous le compliment. Je m'interdisais pourtant d'être sensible à son opinion ; ses standards étaient trop haut pour moi. J'aurais toujours l'impression d'être un hamster dans sa roue. Complètement folle. À courir après des chimères. Ne surtout pas retomber dans ses filets. Je secouai la tête. Tout mon être refusait d'être un petit jouet piégé dans son coffre. Il y avait des choses qui ne changeaient pas. Sauf que moi, si. Je fixai deux secondes chargées de questions l'accoudoir gauche du canapé. Je tentais de rassembler mes esprits, trouver la tournure. Mais en fait, une seule phrase tournait en rond : il est hors de question de te faire avoir à ce petit jeu.

"Gwenaël. Temps mort, s'il te plaît."

J'avais toute son attention. Je déglutis difficilement. Ma pomme d'Adam était souvent la première tendue, en cas de stress.

"Tu as encore envie de jouer au chat et la souris ? Vraiment ?..
On va faire encore semblant de ne pas vouloir les mêmes choses, et puis on va s'enfermer dans nos personnages insatisfaits ou querelleurs ? Je crois que je suis trop vieille pour minauder, je n'ai plus quinze ans, ça sonne faux maintenant. Ça m'amuse deux secondes, parfois quelques minutes, et puis je me sens ridicule. Ça ne marche plus. J'ai même arrêté le BDSM quelque temps, pour essayer de comprendre ce que je voulais vraiment."

J'étais allée sur un terrain de confession complètement imprévu. Je me sentais nue. Il me scrutait encore, ses yeux perçants sur moi. À la recherche d'autres secrets.

"Je vois."

Je n'étais pas sûre qu'il voyait vraiment. C'était une bonne partie de son temps. Sa vie. Trouver une petite nana, même une grande parfois. Et l'initier, la faire cheminer vers elle, vers lui aussi. Est-ce qu'il pouvait vraiment voir. Est-ce que j'avais dit les bons mots ?

"Et que proposes-tu ?"

Il me prit de court. Ses longs doigts manipulaient sa canne, comme une majorette son bâton. Avant je me serais laissé hypnotiser, consentante, oubliant mes réserves. Aujourd'hui, tout était différent. Mais, si je savais exactement ce que je ne voulais plus, dans l'absolu, et avec lui, qu'est-ce que je voulais vraiment finalement ? Avec Hugo, je savais. Mais ce soir-là ? 
La meilleure défense étant l'attaque, je choisis la facilité.

"Et toi ?.."

Un sourire désabusé trahit son âge. Ce n'était pas au vieux singe qu'on allait apprendre à faire la grimace.

"Tu es quand même venue jusqu'à chez moi. Pourquoi ?"

La photo. Évidemment ! Mais, je cherchais l'honnêteté, ce n'était pas l'heure de me cacher derrière ce fichu cliché.

"Tu m'as invitée. Pourquoi ?"

Si aucun de nous deux ne baissaient les armes, ça ne mènerait strictement à rien. Avais-je envie d'aller nulle part avec lui ?
Et en rhétorique, c'était une fine fleur, je perdrais à coups sûrs. Je me défendrais bien sûr, puis me coucherais. Sagement. Et là, il ferait ce qu'il voudrait, je n'aurais même plus envie de lutter, même si c'était contre mes intérêts. Je devais être plus maligne que ça. Trouver d'autres territoires.

"... Je... Tu me plais. Tu le sais. ... Mais tu me fais peur aussi. C'est peut-être d'ailleurs ça qui me plaît chez toi. ... Enfin, bref, je te laisse beaucoup trop de latitude, même si je te refuse tout dans les faits... Je... J'ai besoin d'un lien équilibré."

Ses pupilles se rétractèrent comme un gros chat. Je me dépêchai d'ajouter.

"Et non, je ne parle pas de cordes... Quoique... Tu t'es amélioré... Depuis ?

- Alors, si je te suis bien... Je te plais, je le sais. Tu es attirée par... ce que je représente, d'une certaine manière. Et tu voudrais l'édulcorer ? Parce que tu refuses les règles du jeu ? Celui qui te donne envie ? Et que tu repousses de toutes tes forces ? Surtout arrête-moi si je me trompe."

J'ouvris la bouche. Prompte à me défendre. Mais chaque mot venait s'enfiler comme un collier de perles me mettant au défi de démentir. Je ne voyais bien évidemment pas ça ainsi. Mais, tout était pourtant juste. Ça clochait manifestement quelque part.

"Mais ce n'est pas sain. Pas souhaitable pour moi de tourner toute mon attention vers toi. De me sentir comme une cocotte minute quand tu n'es pas pleinement satisfait, quand tu me mets au défi de quelque chose. Tes mots tapent juste. Mais après, où est-ce que je mets ça dans ma vraie vie ? Mon ego, je peux à la limite le laisser au vestiaire. Mais mon existence ? Je ne peux plus la mettre entre parenthèses pour un sourire de toi.

- Toujours aussi mélo..."

Je voulais le gronder de prendre ça à la légère, mais il n'avait encore une fois pas tort.

"S'il te plaît, vois avec mon prisme. Essaie au moins. Tu sais bien que je ne peux pas être une petite poupée façonnée.

- Parce que tu restes dans le contrôle. Évidemment, être écartelée, même quand on est une petite maso, ça fait mal.

- Gwenaël...

- Monsieur."

Sa réprimande claqua. Je sursautai. Mon corps me disait que dehors l'air était plus pur. Ma tête demandait un armistice. Et mon cœur se bornait à battre simplement une musique beaucoup trop saccadée à son goût. Machinalement, je baissais les yeux.

"Je consens... À tes... requêtes. Mais je vais également soumettre les miennes."

Mon souffle s'accéléra. Je levai vers lui un regard plein d'espoir. Mais je m'aperçus que j'avais été tellement certaine que soit il refuserait tout en bloc, soit il accepterait tout de go. Moi, et l'art de la nuance. J'avais bien évidemment créé des conversations de négociations mais elles n'avaient été finalement là que pour satisfaire mon amour de la joute, et non pour anticiper. Je ne savais pas où je pourrais faire des compromis.

"Tu me vouvoies.

- Seulement pendant les jeux.

- Non. Et tu m'appelles Monsieur. Non négociable.

- Je te vouvoie en règle générale. Mais le Monsieur est uniquement pour les sessions."

Il réfléchit quelques instants. De mon côté, j'avais presque envie qu'il perde tout intérêt, j'étais venue chez lui pour un one-shot, voire une amitié avec bénéfices. Et je me retrouvais à négocier un contrat un peu plus complexe.

"Deal."

Une vague de soulagement me submergea. Il était moins accroché à son protocole qu'à son envie de me côtoyer. J'étais gênée, méritais-je ce traitement de faveur. Je fis taire mon complexe d'illégitimité aussitôt. Je règlerai ça plus tard.

"Je... Okay, deal. Merci...

- Plaisir partagé ! Maintenant, dans ta quête de souminatrice, que doit-il se passer ?"

Je me décomposai aussitôt. Je n'étais pas... Ça. Il n'avait rien compris ? Il ne me prenait pas au sérieux. C'était encore un jeu pour lui ? Il me faisait encore faire le grand-huit émotionnel. S'en rendait-il seulement compte ?

"Bien, nous sommes d'accord, Mademoiselle. Je décide. Parce que tout simplement, tu n'en as pas envie. Romane, regarde-moi. Ose me dire que cette canne ne te donne pas envie.

- Je... Évidemment. Mais, je ne veux pas la recevoir par toi, si tu ne cherches pas à me comprendre. Au lieu... de te moquer de... mes nouvelles façons de faire !"

J'avais légèrement élevé la voix, prête à me lever bientôt. D'un mouvement de sourcil, il coupa mes velléités.

"Je comprends. Ton besoin d'indépendance. Et tes envies."

Je me sentis un peu rassurée. J'allais lui demander de préciser, dans une démarche de reformulation empruntée à la CNV, ou une autre méthode, quand il me doucha.

"Je comprends également que la prochaine fois que tu hausses le ton, cette conversation prendra une autre tournure. C'est bien compris, jeune fille ?"

Je levai les yeux aux ciel, en sentant ma culotte s'humidifier. Pourquoi me faire gronder, injustement en plus, continuait à me faire de l'effet ?

"Si tu ne peux pas maîtriser tes nerfs, j'ai deux, trois idées pour t'entraîner. La discussion reste courtoise, je te prie.

- Mais tu te moques de moi, je..."

Devant son air sévère, j'avais à nouveau dix ans, à pleurnicher face à ce monde incompréhensible. Je croyais avoir grandi, mûri. Vieilli ! Et là, face à ce type que je ne connaissais pas tant, malgré nos nombreuses conversations traversant les années, je me rendais compte du chemin encore long. Chassez le naturel, il revient au galop !

"Je te laisse encore une minute pour me présenter des excuses en bonne et due forme."

Je ne comprenais pas. Si geindre était un motif de punition, je n'avais pas fini de pleurer. Peu incline à affronter son irritation, je m'exécutai vivement. Où étaient passés mon courage et ma détermination à ne surtout plus me sentir aussi contrôlée ? Mystère !

"Pardon, Gwenaël, je n'aurais pas dû te..."

Comme un jeton gagnant de Puissance 4, je compris. Je m'enfonçai.

"Pardon, pardon... Je n'ai pas l'habitude... pardon. Je ferai attention. Je..."

Il s'était déjà levé dès que mes mots étaient sortis. Sans se presser, il avait fait le tour de la table basse. Je me renfonçai dans le fauteuil, sans oser fuir plus ostensiblement. Mes mains en bouclier, j'espérais encore pouvoir m'en sortir. Je continuais à le prier.

"S'il te plaît... Je ne l'ai pas fait exprès. Crois-moi, je t'en prie...

- Je te crois. Mais, tu sais bien, c'est l'effectivité qui est punie. L'intentionnalité n'est qu'un facteur aggravant. Et puis, tu continues... S'il te plaît, s'il te plaît..."

Il n'eut aucun mal à me lever, prendre ma place dans son fauteuil et m'allonger sur ses genoux. Je me sentais tellement idiote ; le français, c'était quand même mon domaine. Si même là, ce n'était plus une base fiable, où trouverais-je des fondations solides ?
J'avais choisi de m'installer dans le fauteuil, me sentant plus à l'abri d'une fessée que sur le canapé où me renverser pour exposer mes fesses était d'une facilité déconcertante, il s'appliquait à me détromper : peu importe le siège, il pourrait quand même me punir.
Gwenaël me donna trois bonnes claques sur les fesses avant de faire glisser mon pantalon à mes genoux. Comptait-il sur moi, battant des jambes, pour le faire tomber jusqu'à mes chevilles progressivement ?
Je suspendis ma respiration en fermant les yeux tandis que ma peau goûtait à l'air frais.

"Joli bleu..."

Une vieille ecchymose jaunissante trônait encore en haut de la fesse droite.

"'Me suis cognée."

Il ne me crut pas.

"C'est le gars pour qui tu fais ce genre de photos qui...

- Crois ce que tu veux, j'me suis cognée, je te dis."

Un coup cinglant pile à l'endroit de cette tache de sang souterraine me fit cabrer.

"Bien, maintenant, tu cesses.

- ... J'ai passé quelques années à mettre un point d'honneur à bien te tutoyer, ça va pas disparaître ainsi...

- Je comprends. Mais tu continues... Encore."

Il ponctua la fin de sa phrase par une autre claque sèche au même endroit. Je poussai un cri suraigu. Je n'avais plus l'habitude des véritables punitions, j'allais vraiment douiller si je ne me surveillais pas sérieusement.
Il continuait à me fesser de manière méthodique. Il cherchait la bonne teinte. La chaleur était suffisante à mes yeux, mais il continuait encore.

"S'il vous plaît...

- Oh miracle, on dirait que ça fonctionne...

- Très drôle, hilarant, désopilant même !

- Ah on dirait finalement que ça ne fonctionne pas encore de manière optimale."

Il attrapa ma culotte pour la baisser à son tour mais je m'y opposai. Fermement.

"Non, tu as voulu la voir. Elle est là. Et elle y reste." 

Gwenaël eut comme un doute. Mon ton sans appel le fit vaciller. Je n'étais pas une de ses soumises habituelles, surentraînées.

"Rouge ?"

Je ne pouvais pas lui mentir. Je restais muette. Il répéta. Sans effet. Il me tira vers lui par l'oreille gauche, me forçant à une torsion du buste peu confortable.

"Dis donc, je t'ai posé une question. Aurais-tu l'aimable obligeance d'y répondre ?

- Aïe ! Je... Non.

- Bien, alors quel est ce caprice ?"

Il continuait à martyriser mon lobe. Je rougissais davantage plus je cherchais mes mots. 

"S'il vous plaît, puis-je garder ma culotte ?"

Tout m'arrachait la bouche. La requête, le ton, la position. Tout.

"Donne-moi une raison valable."

Il pouvait bien penser que j'avais mes règles s'il voulait, mais je ne voulais pas qu'il m'ôte ce dernier rempart. Mon esprit s'y refusait catégoriquement. Gwenaël lâcha mon oreille.

"1, 2, 3. Bien. Tes mains sur la tête. Ne cherche pas à les enlever.

- Je...

- Trop tard. Ce n'est pas parce qu'on peut construire ensemble notre cadre, qu'il n'y en a pas. Un conseil, n'abuse pas trop à l'intérieur.

- Pardon. Je...

- Tes mains. Dépêche-toi."

Sa voix avait grondé. Mes bras s'étaient levés au-dessus de mon crâne, mécaniquement. Je sentis ses doigts agripper à nouveau l'élastique pour le faire glisser tout doucement. Avec un peu de chance, il n'y aurait rien à voir. Le tissu se bouchonnerait en ma faveur. Je priais le hasard de bien faire les choses.
Évidemment, il faisait bien les choses, mais rarement en ma faveur immédiate. Gwenaël ricana. Au moins, il devait mieux comprendre mes réticences. Il caressa mes fesses, et se pencha vers mon oreille encore rougie.

"Ainsi, tu ne voulais pas que je voie ça... Que tu étais une petite vicieuse qui n'attend qu'une bonne fessée..."

Tais-toi, je t'en prie !

"C'est quelle partie qui t'a transformée en eau ? Ton retard ? La photo ? La canne ?..."

Ses chuchotis chatouillaient mon tympan, me forçant à me concentrer sur ses mots qui coulaient en moi jusqu'en bas. J'aurais voulu qu'on reste ainsi longtemps, mais je ne pouvais pas m'y résoudre. Encore. Je gigotai, le repoussant.

"T'occupe ! Mais cesse de me gronder, si tu veux garder ton jeans propre..."

Il rit franchement.

"Tes mains. Je ne vais pas le redire.

- Pardon."

Je remis mes paumes sur ma tête, attendant une suite qui ne vint pas. Immédiatement, je compris. Ou plutôt non, je pressentis. Était-ce une vue de l'esprit ? Un souhait déguisé ? Ou bien ce qu'il attendait réellement ?

Je ne pouvais lui demander qu'on joue franc jeu, et puis retomber dans mes travers, j'abattis mes cartes, presque joyeusement, en ayant l'impression de faire bouger les lignes.

"Monsieur ?

- Demoiselle ?"

Je ne m'irritais même pas. Je cherchais plutôt comment poursuivre.

" Que dois-je faire pour... Qu'attendez-vous... de moi ?"

Je sentis son sourire. Si on lui avait dit un jour que je serais capable de mettre des mots, autres que des impertinences, en séance, il ne l'aurait pas cru.

"Eh bien qu'en penses-tu ?"

Ma nouvelle sérénité face au dialogue allait probablement prendre l'eau s'il me retournait mes questions ainsi. Je soufflais. Pas insolemment. Mais d'efforts. Mon corps aurait mieux délibéré hors de ses bras. Je me sentais à nouveau en étau. Je prenais sur moi, pour ne pas fuir, ni la discussion, ni la pièce.

"Je... Il y a plusieurs choses qui me viennent... Mais... J'ai peur de me... piéger... toute seule...

- On fait le tri ensemble. Dis-moi."

Elle était où cette petite fessée, un verre, une destruction de photos et ciao, à la revoyure ? Je n'étais absolument pas prête à ça. J'avais l'impression de côtoyer une institutrice, voire même retourner au jardin d'enfants. Ça n'allait pas du tout. Je grognai.

"Non, c'est bon. Tu... Vous attendez des excuses pour avoir... piétiné une règle aussitôt instaurée. Je vous donc présente mes excuses pour cela. Et je vais faire attention à ce point. Tu es content ?"

Il reprit la punition, cuisant mes fesses nues. Effectivement, en me tortillant un peu, mon pantalon glissa, ma culotte suivit. Un bouchon de tissus à mes chevilles, entraves de textile. Mes mains protectrices tentèrent plusieurs fois de virer l'importun, mais sans succès. Je ne criais plus, intériorisant tout ce qui affluait. Ça faisait longtemps, comme une cigarette après avoir arrêté quelques années dont on savoure chaque bouffée : se demandant si on pourrait reprendre de manière plus modérée, uniquement par plaisir complètement maîtrisé.
Quand la pluie cessa, on était en sueur. Le souffle court.
Il me releva, mes jambes flageolaient. Prenant mon coude, il me mena au coin, je traînai derrière lui, la marche empêchée. Je me retournai vers lui. 

"On n'a pas parlé du coin.

- Que faudrait-il en dire ?

- Je n'aime pas ça.

- C'est que c'est efficace. Retourne-toi."

Je n'étais pas totalement honnête, je trouvais ça peu excitant, c'était plus juste. Je pouvais trouver ça intéressant comme des pauses dans nos jeux, mais à aucun moment, je n'arrivais à fantasmer là-dessus et ça me chagrinait légèrement.

"Je n'ai pas envie de ça dans nos jeux.

- Eh bien, le mérite pas."

Pourquoi devait-il toujours faire ça ? Me moucher quand j'essayais d'avoir une conversation plus sérieusement. Sa logique était souvent implacable, qu'y pouvais-je ?

Il farfouillait à la recherche de quelque chose. Son appartement était pourtant rangé, qu'avait-il perdu ainsi ?

"Je le retrouve pas. Tant pis, ça fera l'affaire."

 Il tenait un long foulard dans ses mains.

"On ne va pas jouer avec. On va l'abîmer, tu diras que c'est ma faute...

- Mais bien sûr. Tu n'auras qu'à pas l'abîmer. Fais-y attention. Estime-toi heureuse, je cherchais du scotch."

Avant même de trouver une réplique, il me courba sous son bras, m'assénant cinq bonnes claques et me releva.

"Au prochain tutoiement, je double, c'est clair."

Je hochai la tête, légèrement hébétée.

"Maintenant, on ne va pas parlementer pour tout. J'ai conscience que d'habitude, c'est le genre de négociations qui s'engagent avant un jeu, là, la chronologie est un peu bousculée. Tu as un mot de sécurité. Et si réellement, il y a quelque chose à discuter, tu diras disputare et on avisera. Autrement, je ne veux plus t'entendre, en dehors des réponses à mes questions. Capisce ?"

Il tapota ma tête, comme si ça allait rentrer plus vite. Me sentant acculée, j'acquiescai vivement.

"Bien. De grands progrès aujourd'hui, on dirait."

Il m'ébouriffa les cheveux, tendrement. Je me surpris à aimer ce contact.

"Mains sur la tête. Tu regardes le mur. Tu bouges, je t'attache. Je lance le chrono, tu es donc arrivée avec quinze minutes de retard...

- Ah non, dix ! Et c'était pas ma faute...

- Soit, dix ! Mais silencieusement. On a déjà parlé de l'effectivité. On ne va pas revenir là-dessus, si ?

- Non, Monsieur. Mais je trouve ça injuste.

- La vie est injuste, Romane. Va falloir t'y faire.

- Surtout à tes côtés..."

Et zut ! Il me repencha sous son bras et dix claques tombèrent.

"Pardon, je ne l'ai pas fait exprès.

- Ce n'est rien, tu vas apprendre. Rien de grave."

Je savais exactement ce qui me blessait le plus : naturellement bonne élève en général, la soumission me ramenait à un statut de cancre. Et je ne savais pas si j'étais prête à y consentir les efforts nécessaires. Mes certitudes personnelles étaient ébranlées. Bien sûr, il y avait plein de domaine où j'étais une bille, mais ça ne m'avait jamais atteinte. Là, ça ressemblait à une coupure à l'air libre. 
Mon naturel, mon essence même, étaient comme remis en cause. Comment pourrais-je tisser une relation saine dans ces conditions ?
Ses compliments me vexaient plus que ses remontrances, comment allions-nous faire ?

Le déclanchement de l'alarme me sortit de mes réflexions. Il me regardait, attendant que j'obéisse. Mes questions en pagaille, je le regardais, attendant des réponses qui ne venaient pas. Il mena mes mains au sommet de crâne, marionnettiste accompli. Hébétée, je ne songeais même pas à les baisser. Comme une danseuse mécanique, il me fit faire demi-tour, sans musique. Je n'opposais plus aucune résistance. J'eus la fugace impression de faire les choses bien, ça ne m'était jamais arrivé avec lui, jusqu'à présent. Cette sensation fut trop volatile pour arriver à savoir quoi en penser. J'avais envie d'y goûter encore, jusqu'à écœurement, avant de l'écarter avec violence. Comment la retrouver ?

"C'est bien, Romane."

Prise dans mes rivières intérieures, je ne sus que faire de cette bouffée de gratitude qui me submergea soudain.

"Merci Gabriel.

- Gabriel ?"

Je mis quelques minutes à comprendre.

"Gwenaël."

Trop tard. Évidemment, il voulait tout savoir.

"C'est le type de la photo ?

- Non... Mais n'insiste pas. C'est de l'histoire ancienne. C'est mort et enterré. Il s'est casé, marié avec des mômes. Plus rien... de possible, ainsi. C'est sans doute mieux.

- Je v..."

Je me retournai enfin, laissant mes bras tomber. Je soutins son regard.

"Non, tu ne vois pas. Mais c'est pas grave. Gwenaël ? S'il te plaît ?"

Il sourit, un peu triste. Bien sûr qu'il ne voulait rien de sérieux avec moi, autant que moi, je ne le souhaitais pas non plus. Mais mon jardin secret, verrouillé, auquel il n'avait accès que par l'œilleton, ça le blessait pourtant. Peut-être que dans quelques années, où l'on aurait arrêté de se fréquenter, on se dirait à soi à demi-mots, qu'on aurait dû chérir notre lien, mais ici dans notre ignorance, on ne pouvait pas comprendre à quel point c'était précieux. Peut-être. C'était banal de ne voir qu'après coup. Mais pour le moment, c'était vivant, alors on avait encore le droit d'abîmer, d'être aveugle et sourd. Et d'aimer ça.
Il reprit son air de Monsieur sérieux qui, pour une fois ne m'exaspéra pas, pire : il me rasséréna. On touchait le fond. Il appuya ses vingt claques, comme pour dire à la réalité que c'était la nôtre, notre tour, notre chance. Je savourais cette idée, la douleur n'avait pas voix au chapitre.
Son office terminé, je lui souris gentiment, en lui glissant un bisou sur la joue. On n'avait plus envie de jouer, ni de faire semblant de le vouloir. Il m'offrit un verre. On parla de tout, de rien, surtout de rien. Il se faisait tard, quand on commença un film. Une comédie américaine idiote, qui nous fit rire bêtement. Je ne pensais pas trouver ce genre de bêtises dans sa médiathèque virtuelle. Il le regardait épisodiquement : un film fétiche qui lui donnait systématiquement la pêche. Moi, j'étais branchée plus films français, il fronça du nez. Sans réfléchir, je lui balançai un coussin en pleine poire.

"On aime ou on n'aime pas mais on..."

Gwenaël ne me laissa pas le loisir de finir ma phrase, il me glissa aussitôt sur ses genoux.

"Où en étions-nous, jeune fille ?"

J'explosai de rire, incapable de me retenir. Je devais être contagieuse : un fou rire nous prit.
La grande horloge indiquait minuit bien passé quand on se calmait, il me proposa alors de dormir chez lui : le canapé ou son lit. Je déclinai gentiment, le lendemain, j'avais un rendez-vous de bonne heure. Il ne fit aucun commentaire et me trouva un Uber.
Il m'embrassa le front, je me sentis soudain toute petite. Avec mille recommandations, attention la nuit, toute seule, prudence, il me souhaita de faire de beaux rêves. Je le rassurais alors : il y aurait le premier rôle.

Engouffrée dans la voiture, machinalement, je mis mes mains dans mes poches. À droite, mes doigts rencontrèrent autre chose que mon habituel paquet de mouchoirs. La photo. Rougissante, et le maudissant, je la cachai aussitôt.

Une fois, à l'abri, au chaud, chez moi, je la ressortis, prête à lui envoyer un message bien senti, je lus au dos :


La semaine prochaine, même heure, même endroit ?
Avec moins de dilemmes existentiels ?

Et un petit dessin griffonné : une silhouette entourée, de ce que je devinais être des cordes.

Visiblement, j'avais ma réponse : il devait s'être amélioré en shibari.

"Bien rentrée. Bonne nuit.
P.S. : Invitation acceptée."

Je n'attendis pas sa réponse pour rejoindre Morphée, non sans vérifier mon réveil : debout dans moins de quatre heures. Hadès revenait dans ma vie depuis quelques heures, et je faisais déjà n'importe quoi. Et j'aimais beaucoup ça.





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